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j’espère que le temps démontrera aux plus incrédules que la transcription littérale de tous les détails observés sur le modèle vivant ne saurait jamais dispenser des grandes divisions établies par les écoles d’Égine, de Sicyone et d’Athènes. Le lion au repos, fût-il même fondu par Honoré Gonon, mort depuis quelques années, et que personne n’a remplacé, n’offrirait pas le même caractère que le lion étreignant sa proie. Lors même que le métal eût reproduit toutes les intentions de l’auteur, cette œuvre se distinguerait encore par le sacrifice volontaire de plusieurs détails très vrais, mais très inutiles à l’effet général. Pour ma part, j’accepte et j’admire ce sacrifice volontaire comme la preuve d’une intelligence initiée aux secrets les plus délicats de l’art. Pour faire le lion de 1833, il fallait un œil très attentif et une main très habile ; pour faire le lion au repos, la finesse du regard, l’habileté de la main, ne suffisaient pas. L’oeuvre nouvelle exigeait quelque chose de plus, la connaissance parfaite des lois générales de l’art et des moyens dont il dispose, et le sacrifice est tout à la fois une de ces lois, un de ces moyens. Négliger en apparence, laisser dans l’ombre une partie de la chose vue pour mieux montrer la partie sur laquelle doit se fixer l’attention, est une ruse que les maîtres les plus illustres ont souvent pratiquée, et leur exemple ne doit pas être perdu pour nous. M. Barye s’en est souvenu, et je lui en sais bon gré.

J’aurais eu à deviner le maître de M. Barye, le maître qui lui a mis l’ébauchoir à la main, il y a cent contre un à parier qu’après de nombreux efforts de pénétration je me serais trompé. Qui pourrait en effet, en regardant les deux lions placés aux Tuileries, deviner que M. Barye a fait ses premières études dans l’atelier de Bosio ? Pour comprendre, pour s’expliquer une si singulière contradiction, il faut se dire que M. Barye, en voyant naître et s’achever sous ses yeux les ouvrages de Bosio, a tiré de ce spectacle un profit qui n’est pas le profit habituel de l’enseignement. Au bout de quelques semaines, il savait comment il ne fallait pas faire. C’est quelque chose à coup sûr ; mais on conviendra que, pour s’instruire à pareille école, il faut posséder de rares facultés. Heureusement M. Barye, doué d’un bon sens très sûr et possédé d’une passion ardente pour l’observation, n’a pas tardé à mesurer le péril qu’offraient les leçons d’un tel maître. Tout en acceptant docilement les traditions de pur métier qui sont toujours inoffensives, il réagit avec une énergie persévérante contre les principes exclusifs sur lesquels repose la pratique de Bosio. Si cette énergie se fût démentie un seul instant, M. Barye, au lieu d’occuper dans l’art moderne une place considérable, serait confondu dans la foule des artistes ans signification déterminée, sans caractère défini. Il est curieux de comparer le cheval de la place des Victoires et les chevaux de l’arc du Carrousel aux deux lions des Tuileries. C’est en mesurant l’intervalle