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nier ? est, en bien des cas, une force immense ; le malheur, c’est que les tribuns oublient le plus souvent de recommander les conditions premières sans lesquelles toute promesse n’est que mensonge. Que faut-il mettre en commun ? Le travail apparemment, la bonne conduite, l’honnêteté, l’économie ; c’est toujours là qu’il faut en revenir. Si les braves gens qui entendent vanter les merveilles de l’association se croient affranchis par là des lois éternelles de l’ordre moral, tout est perdu ; or, le langage démocratique n’encourage que trop, comme on sait, ces grossières méprises. C’est dans un petit village du canton de Berne que s’organise l’association ouvrière dont M. Jérémie Gotthelf nous raconte les divertissantes prétentions et les misères grotesques. Autrefois chacun faisait son fromage tout seul, aujourd’hui les bonnes gens de Vehfreude ont eu la glorieuse idée de faire le fromage à frais communs. Rien n’est plaisant comme les délibérations rustiques où s’élabore le pacte fondamental. L’auteur semble refaire, dans le dialecte de l’Oberland, l’histoire du parlement de Francfort : il est difficile d’être plus naïvement embrouillé et plus consciencieusement inintelligible. Aux prétentions de cette éloquence révolutionnaire, ajoutez les jalousies, les défiances, la cupidité aveugle, la convoitise effrénée du bien d’autrui ; vous saurez de quels élémens se compose cette singulière union fraternelle. La verve de l’auteur n’a jamais été plus joyeusement inspirée ; il y a dans cet ingénieux tableau les plus attrayantes promesses pour l’avenir, et nous espérons bien que le peintre de la Fromagerie de Vehfreude ne les oubliera pas.

Un autre tableau non moins piquant, c’est le récit des aventures du docteur Dorbach, démagogue émérite, qui parcourt le canton de Soleure à la recherche d’un bon dîner. Seulement les allusions ici sont bien autrement sanglantes : ce n’est pas une comédie, c’est une satire, et de l’espèce la plus vive. Je plains de tout mon cœur le pauvre prédicateur d’athéisme que M. Jérémie Gotthelf a châtié si rudement. Sous cette vivante caricature, sous ce vilain masque si spirituellement façonné, il y a certainement quelque démagogue bien connu des gens du pays, et que le sévère gardien des mœurs nationales avait de bonnes raisons pour livrer à la risée publique. Le docteur Dorbach est un des commis voyageurs de l’athéisme hégélien. Ses affaires vont mal, à ce qu’il paraît ; repoussé des paysans naïfs qui ont encore la simplicité de croire au bon Dieu, il ne réussit qu’à moitié auprès des paysans démocrates. Les frères et amis veulent bien faire chorus avec lui pour blasphémer et maudire ; mais dès qu’il s’agit de délier les cordons de la bourse, c’est là que s’arrêtent ses triomphes. Adieu la fraternité ! l’orateur si fêté n’est plus qu’un philosophe incompris. À quoi lui sert d’avoir au fond de sa cervelle de si magnifiques plans pour la réforme de la terre et du ciel ? Il ne trouve partout que des philistins ou des traîtres. Ici, on le met à la porte sans autre forme de procès ; là, on