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Soutenu par l’étude de la vieille poésie populaire de la Suisse, enrichi surtout de tant de profondes observations morales, Jérémie Gotthelf n’a plus qu’à regarder autour de lui. Ces paysans grossiers que le vice et la démagogie lui disputent, il peut les peindre hardiment sur sa toile rustique, sans craindre de manquer aux conditions de l’art. Il a dessiné avec rudesse certaines figures dans son Miroir des Paysans ; qu’il les reprenne aujourd’hui en détail, qu’il leur consacre une étude particulière : il a le droit de les faire poser devant lui, tout ce monde-là lui appartient. Tantôt c’est le personnage le plus grossier, c’est l’ivrogne, c’est Dursli le buveur d’eau-de-vie. Pourquoi redouterait-il de tels sujets ? Sa mission de moraliste les lui impose ; il poursuit toujours son but et n’écrit pas une ligne qui ne doive porter ses fruits. Et puis, si brutal que soit l’objet de sa peinture, il sait qu’il peut tout relever par son vif sentiment d’artiste ; il empruntera, par exemple, aux légendes de la vieille Helvétie une tradition mystérieuse, et de ce tableau destiné à peindre et à châtier l’ivrogne il fera une œuvre d’une poésie étrange, quelque chose comme une vision de Jean-Paul. Dans les sombres siècles du moyen-âge, les sept frères seigneurs de Bürglen, se livrant à une chasse effrénée, pendant la nuit de Noël, ont tué des femmes et des enfans. Un moine, témoin du crime, les a condamnés à sortir de leurs tombeaux tous les ans à pareille heure pour recommencer leur chasse infernale. Si dans l’espace de dix siècles ils ramènent dans le chemin du bien dix hommes perdus de vices, s’ils les rendent à leurs femmes et à leurs enfans en expiation du meurtre, ils retrouveront le repos et pourront se rendormir dans leur tombe. Chaque année, les sept chasseurs sauvages sortent de leur lit funéraire, et, emportés par leurs chevaux au milieu des féroces aboiemens des chiens, ils battent en tous sens la forêt de Bürglen. Déjà ces terribles porteurs des avertissemens de Dieu ont converti huit pécheurs endurcis ; l’ivrogne Dursli sera le neuvième. Cette légende des chasseurs sauvages, interprétée avec un sentiment profond, fournit à l’auteur les plus dramatiques beautés. Tantôt il suivra de ville en ville le compagnon du tour de Suisse ; tantôt il dira l’existence du maître d’école de village, il racontera ses peines et ses joies, il le montrera aux prises avec des difficultés sans nombre et lui prodiguera de charmantes et viriles consolations. Remarquez bien qu’il ne ménage personne ; il s’accoutume à l’analyse morale la plus vraie, c’est la nature même qui parle et se meut dans ses tableaux avec ses variétés et ses contrastes. On ne peut rien imaginer qui ressemble moins aux fadeurs de l’idylle. Cette douceur, cette tranquillité idéale à laquelle toute ame poétique aspire, ce morceau de ciel bleu qu’il aime à faire resplendir dans ses tableaux, il ne les demandera pas aux procédés de la pastorale ; l’inspiration chrétienne lui suffit pour éclairer sa toile. Bien sûr