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à ses tristes pensées, ne prît pour la circonstance l’allure d’une bourrique. Les Juifs, en Orient, changent ainsi d’attitude suivant le lieu où ils passent et les hommes qu’ils rencontrent. Dans les rues de Tchesmé, Ruben n’était qu’un pauvre mendiant accroupi sur un âne ; hors de la ville, c’était un intrépide et brillant cavalier rendu, comme par miracle, à l’ancien orgueil de sa race.

Au bout de la plaine qui avoisine Tchesmé, nous trouvâmes les hauteurs que nous nous proposions de visiter. En Orient, il faut se résigner à gravir sans cesse. Les montagnes renferment les villages et les cultures ; sur les pics se déploie souverainement et sans obstacles ce que l’on veut toujours voir : les cieux, la mer et les îles. Les chevaux, après avoir suivi pendant plusieurs heures une pente escarpée, se précipitèrent au galop à travers un défilé, et nous portèrent comme une trombe au fond d’un ravin où se trouvaient prodiguées toutes les richesses de végétation que livre une terre échauffée par un brûlant soleil et rafraîchie d’eaux vives. Nous suivîmes les détours de cette gorge, qui se divisait entre les escarpemens des rochers ainsi que les galeries d’une mine. Dans l’angle le plus sauvage, Ruben nous montra une caverne dont un amas de pierres taillées et de marbres épars obstruait l’ouverture. Qu’étaient ces ruines ? Paolo ! Paolo ! Ephesia ! hurlait le Juif, et il étendait ses bras vers l’autre et du côté de la route d’Éphèse. Ce fut un trait de lumière. — Saint Paul ? dit l’un de nous qui se souvint dans son enfance d’avoir psalmodié près de sa mère les épîtres de l’apôtre aux Éphésiens. — Si, si, s’écria le guide, Paolol Ephesia ! Nous comprîmes enfin que nous étions devant un monument du christianisme à sa naissance. Ce trou, l’une des cachettes où le fougueux Saul, contraint de fuir Éphèse, entrait en grondant, avait été plus tard érigé en chapelle. Quelles mains ont renversé le portail ? On ne le sait ; les parois du roc sous la voûte duquel germa l’idée de sacrifice et de charité qui allait régénérer le monde ont seules résisté aux efforts du temps et à ceux de l’homme, plus destructeur encore.

Au retour, le Juif nous engagea dans un sentier rocailleux qui aboutissait, après une pénible montée, à une esplanade suspendue sur les flots. Le premier qui atteignit le sommet poussa un cri d’admiration : Chio, la patrie d’Homère, le détroit parsemé d’îlots, les cimes du Karabournou, Tchesmé et ses plaines cultivées enceintes par les monts d’Ourlac, les Sporades alignées devant le rivage d’Asie, Samos où naquit Pythagore et qui récolte le malvoisie, Pathmos, le théâtre de l’horrible vision de l’Apocalypse, Leros, Calymnie, Cos, séjour d’Hippocrate ; enfin vers le sud, par-delà des vallées verdoyantes arrosées par le Caystre, les campagnes d’Éphèse et les ruines délaissées sur le sable tel était le coup d’œil. Partout dans le Levant il s’en présente de semblables qui paient pour le reste de vos jours les fatigues et les privations du voyage. L’Orient en effet est l’unique contrée de la terre qui