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toujours à vide et revenaient chargés, nous paraissaient, il est vrai, de singuliers négocians ; les allées et venues des équipages chez le Maltais nous donnaient bien quelquefois à penser, mais en définitive personne ne se plaignait, et notre mission avait un autre but que de veiller à la police des environs.

Un jour, un aspirant mangea à l’auberge du miel du mont Hymette que le Maltais venait de recevoir : il fit grand bruit de sa trouvaille, d’autres voulurent en goûter ; le miel était exquis, et bientôt il devint de mode à bord d’aller chez le Maltais se faire servir sous une treille, par une maritorne aux grosses mains, une assiette de miel. Nous venions tous ensemble à la même heure : l’hôte sortait aussitôt et nous rapportait une assiette de miel qu’il avait dû remplir dans un magasin éloigné, car son absence se prolongeait toujours plusieurs minutes.

Une après-midi, au retour d’une chasse et pressé de me rafraîchir, je me dirigeai vers la masure avant l’heure habituelle. L’hôte était absent, et la servante seule filait sur la porte. À ma vue, elle arrêta son rouet et me demanda par signes ce que je désirais. Je lui répondis par signes aussi d’aller quérir une portion de miel. Elle sortit, et je m’assis à une table pour préparer d’avance la somme de paras qui composait mon écot. Tout le monde sait que le para est une monnaie turque si mince et si légère, que le moindre souffle l’emporte. Les Orientaux, les Juifs, la comptent avec une rapidité surprenante ; mais l’opération est plus difficile pour l’Européen, qui ne s’en tire qu’en se mouillant le doigt et en saisissant une à une ces pièces, ainsi qu’un pain à cacheter, dont elles ont l’épaisseur et le poids. J’étais absorbé dans mon calcul ; je crus entendre des chuchotemens derrière la porte ; je n’y fis pas attention et m’acharnai à rassembler mes maudits paras. Alors je vis une assiette de miel que deux petites mains blanches, mignonnes, aux doigts fins et roses, glissaient en tremblant sous mon nez. D’abord, sans savoir pourquoi, je saisis une de ces jolies mains en levant la tête, et j’eus un éblouissement. Une jeune beauté semblable à une immortelle se tenait interdite devant moi. C’était vraiment une créature enchanteresse. Vêtue d’une pelisse garnie de fourrures, serrée par un châle autour de la taille, la gorge libre sous sa tunique entr’ouverte, une étoffe de pourpre sur le front en guise de turban, son cou de cygne inondé de nattes brunes remplies de sequins d’or, les pieds nus dans des pantoufles de fée, elle possédait ce genre d’attraits que l’on ne rencontre qu’en Grèce et plus particulièrement dans les îles une chevelure d’un noir d’ébène et des yeux bleus, fendus, limpides, à fleur de tête, ombragés de longs cils, ces yeux de génisse avec lesquels le divin rapsode dépeint l’altière Junon. Je ne pus parler, mais mon ame, exaltée par la poésie d’Homère, murmura les supplication d’Ulysse à Nausicaa : « Je me jette à tes pieds si tu es une divinité de