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particulièrement ce bras droit et cette main qui tient si naturellement le mouchoir trempé de larmes. Peut-être les lois de la perspective pourraient-elles être plus rigoureusement observées, les personnages secondaires plus intéressans et moins sacrifiés au personnage principal, et cela sans nuire à l’unité d’intérêt, mais au contraire en y ajoutant et en la fortifiant, comme l’artiste nous l’a prouvé par le seul regard de la jeune femme contemplant la reine. On verra peut-être là un peu d’exigence de notre part ; un seul exemple nous fera comprendre. Derrière ce hideux officier de la garde nationale, ceint de l’écharpe, qui commande le détachement qui escorte la reine, et contrastant avec la froide et rude figure de l’impassible gendarme, on entrevoit dans l’ombre la tête d’un jeune soldat, garde national sans doute. Je l’ai devinée sympathique, mais j’aurais voulu la voir telle. Il y avait là une sorte de moralité pour le spectateur, auquel, au moyen d’un de ces coups de pinceau à la Tacite qui jettent sur toute une époque une effrayante lumière, le peintre eût fait comprendre combien aux heures néfastes des révolutions les sympathies les plus généreuses sont impuissantes et timides, sinon serviles, et comment la jeunesse elle-même, le jeunesse armée et intelligente, peut sacrifier sur ces autels de la peur qu’André Chénier flétrissait en 1792, et sur lesquels deux ans plus tard on l’immolait[1].

Nous ne nous appesantirons pas davantage sur de légères imperfections, d’autant plus que M. Paul Delaroche pourrait, et avec raison, nous reprocher de ne l’accuser que de péchés d’omission, et ceux-là sont des plus véniels et des plus contestables. Nous préférons féliciter l’artiste sur le grand et légitime succès qu’il vient d’obtenir. À une époque de la vie où tant d’autres croient avoir dit leur dernier mot et se reposent sur d’anciens succès, nous aimons à le voir courageusement à l’œuvre, cherchant de nouvelles voies, ou rentrant dans les anciennes pour les étendre et les élargir. Cette persistance dans le travail, ces vaillans efforts et ce constant amour pour son art témoignent d’une dignité de caractère et d’une honnêteté de cœur qui n’appartiennent qu’aux vrais artistes et aux natures supérieures. M. Paul Delaroche, en produisant une œuvre qui maintient le rang si honorable qu’il occupait à la tête de l’école française, vient de nous montrer qu’il possédait au plus haut degré les plus précieuses qualités et les vertus de l’artiste. Il sait, il veut, il produit. Qu’il nous permette toutefois de mêler à nos éloges, non pas une critique, mais l’expression d’un regret : c’est de le voir, lui, doué d’un caractère si ferme et d’un esprit si courageux, suivre l’exemple d’un maître illustre et se retirer irrévocablement des expositions annuelles. Que peuvent donc avoir à redouter de l’épreuve de la publicité la plus étendue, ou même de la comparaison, des hommes comme MM. Ingres et Paul Delaroche ?

F. MERCEY.

  1. Les Autels à la Peur. 1792.- Ce morceau est très remarquable et bon à lire dans tous les temps. Le passage suivant surtout doit être médité : « Citoyens honnêtes et timides, les méchans veillent, et vous dormez ! les méchans sont unis, et vous ne vous connaissez pas ! les méchans ont le courage de l’intérêt, le courage de l’envie, le courage de la haine, et les bons n’ont que l’innocence et n’ont pas le courage de la vertu ! »