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dans son droit, et qu’elle avait la raison pour elle, quand elle sollicitait la révision ; il a établi d’autre part qu’il n’était point de pouvoir au monde qui fût capable de dicter des lois à ce mouvement de l’opinion publique, et de lui prescrire pour toute destination, comme le voulaient quelques-uns, le raffermissement des institutions de février. Il ne faut rien chercher de plus dans le rapport de M. de Tocqueville ; c’est une analyse froide et savante de cette singulière condition où la France semble tombée. La France est si clairement instruite de son mal, que l’on ne comprend point qu’elle n’y remédie pas, et elle est si impuissante à trouver le remède, qu’on la voit accepter docilement son mal lui-même et s’y enfoncer chaque jour davantage.

Cette contradiction perce partout dans le rapport de M. de Tocqueville ; elle en fait à la fois et l’originalité et la sincérité. Peut-on mieux peindre les extrémités inévitables où nous allons tout droit, si nous pratiquons jusqu’au bout la constitution sans l’avoir révisée : le renouvellement du pouvoir exécutif et du pouvoir législatif s’opérant à la fois, les législateurs élus par départemens au scrutin de liste, le chef du gouvernement élu par la France entière, à laquelle il faut ainsi un nom, un seul nom, bon ou mauvais, capable de l’attirer ? Sera-ce un prince, sera-ce un démagogue en habit noir ou même en blouse ? M. de Tocqueville est obligé de répéter à son tour le dilemme posé par M. de Broglie. Ce sera l’un ou l’autre, mais ce ne sera jamais, et le rapporteur est là-dessus des plus compétens, ce ne sera jamais « un de ces hommes relativement obscurs que les Américains savent choisir, selon qu’ils répondent mieux aux besoins politiques du moment. » M. de Tocqueville nous trace notre portrait de main de maître, et c’est parce qu’il est si bon observateur qu’il a si peu de confiance dans notre aptitude démocratique : « Nous avons déjà assez contracté les passions que la démagogie suggère pour ne pas aimer placer à la tête du gouvernement un de nos égaux, et nous n’avons pas encore assez acquis les lumières et l’expérience dont les peuples démocratiques ont besoin pour savoir nous y résoudre. » Notre constitution républicaine est donc condamnée à mettre la république naissante aux mains d’un démagogue, si ce n’est dans celles d’un prince. L’élection d’un prince, c’est le renversement de la constitution ; l’élection d’un démagogue, c’est la ruine de la société. Il ne manque pas de gens qui prendraient vite leur parti du premier de ces deux malheurs, s’il devait leur épargner le second : nous ne croyons pas, quant à nous, que la société ait tout gagné, pour peu que la légalité, déjà tant de fois endommagée chez nous, reçoive une brèche de plus ; mais c’est pourtant une légalité déplorable que celle qui de son fait nous expose infailliblement à la triste alternative formulée par M. de Broglie, avouée par M. de Tocqueville, et qui ne fonctionne en quelque sorte que pour se détruire elle-même.

Et voyez cependant, quand il a si éloquemment résumé ces impossibilités de la constitution, comment M. de Tocqueville va conclure ! Il nous laisse trop visiblement deviner que la révision qu’il sollicite avec tant d’insistance est elle-même à ses yeux une autre impossibilité, et, cette impossibilité nouvelle une fois constatée dans toutes les règles, il nous ramène d’un beau sang-froid sous le joug de la constitution impossible. Il n’a pas mieux à nous procurer ; faut-il pour cela lui jeter la pierre ? Il a l’horreur des aventures, et, quoique la légalité elle-même soit ici pour ainsi dire semée d’aventures, il s’y