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sans actualité, l’opinion qu’ils peuvent garder à tout instant des choses. M. Tennyson, lui, sait combiner dans une juste proportion ce qui passe et ce qui demeure. Sans exagération comme sans cérémonie, il prend par où elle se présente l’inspiration qui lui vient, ou plutôt il la laisse se dérouler à sa guise ; mais, en suivant sa pente, elle s’étend peu à peu comme un fleuve qui reçoit des tributaires, et pourtant elle ne cesse jamais d’être précise. M. Tennyson a une incroyable finesse d’oreille, il est un maître pour frapper juste.

La justesse et la souplesse sont également ce qui distingue son langage poétique. Mieux que personne il a réalisé dans de petits cadres l’idéal du style, qui est comme le complément nécessaire de la poésie nouvelle. Sous le règne des systèmes, le style aussi était systématique ; les poètes s’imaginaient que chaque locution et chaque cadence rhythmique avait sa valeur absolue, et ils étaient assez portés à employer à tout propos les images qui leur semblaient le beau, et les coupes de phrase qui leur semblaient la dignité. Le grand souci, au contraire, de M. Tennyson est de ne rien employer hors de propos. Il a la conscience du goût. — Sa couleur varie suivant les formes qu’il peint ; la coupe de son vers et l’allure de sa phrase se mettent naturellement en accord avec le souffle plus ou moins saccadé du sentiment qu’il exprime. Avec plus de complexité que les poètes grecs, il a enfin ce qui les distingue dans leurs meilleurs morceaux : il est homogène et harmonieux. Chacune de ses pièces est un groupe de détails qui lancent des rayons dont le propre est de converger dans l’esprit pour y reconstruire une même image.

Parlerai-je maintenant de ce qui leur manque ? Les qualités mêmes du poète pourraient le faire deviner : M. Tennyson a l’haleine courte, il est incapable d’un effort prolongé. Il ne faut pas attendre de lui de vastes combinaisons ; mais ce qu’il ne peut pas, il ne le tente pas. Son talent obéit docilement à sa nature, et l’esprit aime à s’arrêter sur ses œuvres comme il se plaît à envisager la planète qui rayonne parce qu’elle reste admirablement dans son orbite. On peut dire ainsi de lui ce qui est vrai de tous les hommes supérieurs : que les facultés qu’il n’a pas lui sont aussi utiles que celles qu’il possède. Si les cordes de son instrument cessent vite de vibrer, c’est à cela même qu’elles doivent leur justesse, car c’est cela qui les rend toujours prêtes à répondre au moindre souffle.


J. MILSAND.