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il faut le reconnaître, en France comme en Allemagne, il s’est trop contenté de retourner en arrière, pour revenir à la sensation primitive. En retrouvant le don d’entraîner et d’avoir de la fougue, il a trop perdu celui de garder son sang-froid. Ce n’était pas là un vrai progrès ; cela du moins n’indiquait point un accroissement de facultés. Sentir parce qu’on ne réfléchit pas, ou réfléchir parce qu’on ne sent pas, c’est toujours ne faire qu’une chose à la fois. L’un n’est pas plus difficile que l’autre ; l’un comme l’autre est l’apanage des natures ordinaires, qui jugent parfois avec bon sens, quand elles ne s’occupent qu’à juger, mais qui n’ont plus que des passions dès que leurs passions sont en jeu. Le difficile, c’est d’avoir des sensations sans perdre le bénéfice de ses réflexions, c’est d’être ce que ni les poètes primitifs ni ceux du XVIIIe siècle n’avaient été : un esprit critique dans une nature impressionnable.

Si je me suis étendu sur M. Tennyson et sur la poésie contemporaine de l’Angleterre, c’est que j’ai cru y reconnaître l’avènement d’un nouvel ensemble d’aptitudes. Sans doute, ces aptitudes existaient en germe bien avant notre siècle, plus d’une fois même elles s’étaient montrées ; mais ce n’est que récemment qu’elles ont réussi à créer pour elles un genre poétique qui procédât d’elles, et qui cherchât toute excellence dans la perfection avec laquelle il répondrait à leurs besoins. Keats et Wordsworth, Coleridge et Southey avaient commencé, d’autres ont continué. M. Browning, et avec lui les contemplateurs comme MM. Bailey et Edmund Read, ne réfléchissent qu’en mêlant à leurs réflexions un fonds d’émotion qui en modifie la température. M. Tennyson, et avec lui les talens lyriques comme mistress Browning et bien d’autres, ne s’abandonnent à leurs impressions que sous la surveillance d’une raison fort rassise. Le mérite de M. Tennyson entre tous ces derniers, c’est d’impliquer plus de pensée et d’être en outre plus purement poète. Il n’a pas seulement trouvé un clavier qui n’était pas celui de l’esprit ; il sait ne mêler à ses notes aucun son d’une autre nature. Comme d’autres ont la majesté et la puissance, il a la suavité, la tendresse et le sublime de l’élévation morale. Ce sont les facultés affectueuses qui sont sans cesse éveillées chez lui, et c’est avec leurs sympathies et leurs impressions qu’il excelle à composer des morceaux d’ensemble à la fois riches et simples. Avant tout, ses vers sont empreints d’une grace que je comparerais volontiers au mélange d’aisance et de tenue qui rend quelques femmes du monde si séduisantes. Les unes ont du naturel sans dignité, les autres ont du comme il faut sans abandon. Ainsi des poètes : les uns ont des airs d’énergumènes, parce qu’ils chantent uniquement l’humeur du moment, l’espèce de dérangement qu’ils n’ont pu éprouver qu’un instant ; les autres semblent morts, parce qu’ils traduisent géométriquement une conception