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l’autre descendre légèrement sur la rive en agitant la main vers leurs amis, et si au milieu d’eux venait à paraître l’homme qui me semblait à demi divin, et qu’il accourût loger sa main dans la mienne en m’adressant mille questions d’amitié, et que moi je lui contasse ma désolation et le malheur qui a frappé ma vie, et qu’il s’apitoyât sur mon sort en s’étonnant de ce qui me trouble l’esprit, et que je n’aperçusse cependant nulle trace de changement, nul indice de mort sur ses traits, mais qu’il me parût tout entier le même, — pour moi tout cela n’aurait rien d’étrange. »

À l’incrédulité et à la stupeur succèdent les souvenirs, les regards jetés en arrière, puis d’autres regards jetés en avant, en haut. Les questions inquiètes adressées à la tombe, l’effort de l’esprit pour suivre au-delà celui qui n’est plus ici-bas, les pensées qui cherchent à deviner sa destinée, viennent donner aux accens de l’affection froissée une nouvelle solennité ; comme le chagrin, d’ailleurs, tous ces sentimens à demi religieux sont en quelque sorte tissés de mille fibres. L’espérance n’a rien de cette confiance banale qui veut dire seulement que l’ame désire revoir ceux qui lui étaient chers, et qu’il n’y a plus de place en elle pour le doute. Tout ce que la réflexion et la nature ont jamais pu murmurer à l’esprit pour le désespérer, M. Tennyson l’entend et nous le fait entendre : s’il espère, c’est qu’il entend autre chose.

« Mais voyez, nous ne savons rien. Je puis seulement avoir foi qu’un jour, à la fin, tout aboutira pour tous au bien, que chaque hiver se terminera par un printemps. Ainsi est mon rêve ; mais que suis-je ? un enfant qui gémit dans l’obscurité, un enfant gémissant pour la lumière, et sans autre langage que des gémissemens. »

Toute cette partie du recueil est magnifique. Peu à peu on voit reparaître le calme. L’imagination et la pensée reprennent leur ressort ; elles ont besoin de s’exercer, et elles s’arrangent pour faire une place au mort, pour le mêler à toute leur activité. L’oeuvre enfin se termine par une sorte de chant de reconnaissance, je dirais presque par un hymne d’allégresse qui n’est cependant composé que de tristesses. Le poète bénit le chagrin qui a fait pénétrer plus avant en lui son affection.

« Connu et inconnu, humain et divin, avec des mains, des yeux et des lèvres d’homme, avec une vie céleste qui ne peut mourir, — à moi, à moi, pour toujours, pour toujours à moi. Étrange ami, passé, présent et à venir, — plus profondément aimé, plus obscurément compris ; — vois, je rêve un rêve de triomphe pour le bien, et je mêle tout l’univers avec toi. »

Je le dirai de propos délibéré, je ne sache pas de livre qui laisse une idée plus immense de la nature humaine : les conceptions de certains penseurs font entrevoir l’infini dans les capacités de l’esprit ; le livre de M. Tennyson le fait entrevoir dans les facultés morales. On pourrait