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de plus enchanteur que son académie ; rien de plus terrible que l’inscription qui en défend l’accès à tout homme sous peine de mort. Par malheur, la princesse a été fiancée dans son enfance au fils d’un roi du Nord, et le jeune prince, qui ne peut revendiquer autrement ses droits, s’introduit sous un déguisement dans sa retraite. Avec lui, bien entendu, c’est la confusion qui y pénètre ; mais ce serait trahir M. Tennyson que de donner plus minutieusement le squelette de sa fable, car sa fable n’est nullement son véritable sujet. En réalité, il a voulu laisser libre champ à son imagination, et il y a réussi. Rien dans son poème ne rappelle une allégorie décidée à sermonner la raison. La fantaisie reste fantaisie, et cependant elle ne manque pas de réalité. Les figures fantastiques du poète sont la nature humaine transposée dans une autre clé. On pourra en juger par le passage suivant : c’est celui qui supporte le moins mal la traduction.

La tentative aventureuse du jeune prince a amené une rencontre entre les armées des deux rois. L’orgueil de la princesse ne peut pas pardonner à celui qui a fait crouler ses ambitieuses espérances. Du haut d’une terrasse, elle a assisté au combat, et, après avoir chanté la défaite de ses ennemis, elle descend sur le champ de bataille, où elle aperçoit le corps inanimé du jeune prince. Elle s’arrête. À la fin, elle se laisse émouvoir, et, avec un indicible mélange de dépit et d’attendrissement, elle veut que les portes de son palais s’ouvrent pour tous les blessés, elle veut même soigner le prince de ses propres mains.

« Mais j’étais toujours sans connaissance (c’est le prince qui parle), et souvent elle restait assise près de moi. Parfois, dans un accès de délire, il m’arrivait de saisir sa main, de la serrer avec force et de la rejeter bientôt comme une vipère en m’écriant : « Vous n’êtes pas Ida. » L’instant d’après, je lui prenais de nouveau la main, je l’appelais Ida, quoique sans la reconnaître ; je l’appelais bonne et tendre comme par ironie, je l’appelais cruelle et sans ame, ce qui semblait trop vrai. Et les jours passaient, et de jour en jour elle vivait dans la crainte de me voir perdre l’esprit, souvent avec celle de me voir perdre la vie.

« Enfin je revins à moi, mais si affaibli, que j’étais comme à deux doigts de la mort. C’était le soir, une lumière silencieuse sommeillait sur les peintures des murailles. J’entrevoyais des formes sans savoir où j’étais. Je prenais toutes ces figures pour les fantômes étranges du souvenir, pour les visions d’une raison épuisée. Ida aussi me faisait l’effet d’une ombre. La main dans ma main, elle était assise ; ses yeux étaient perlés de rosée ; sa taille m’apparaissait plus arrondie et plus féminine. Je fis un mouvement, je soupirai. Autour de mon poignet je sentis comme des doigts, et sur ma main des larmes. Alors, par excès de langueur et de pitié pour moi-même, les miennes se mirent à couler sur ma face, et tel qu’une fleur qui ne peut pas s’ouvrir tout entière au soleil, tant elle est trempée par l’orage, mais qui se tourne vers lui comme elle peut, je fixai faiblement sur elle mes regards en disant d’une voix éteinte : « Si vous