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façon la plus impertinente, et ce n’est pas envers moi seul qu’il en agissait ainsi. Un jour, je rencontrai dans sa boutique deux des hommes les plus illustres de France. Penseriez-vous que le Chinois devinât la distinction de ces visiteurs ? Nullement ; il montra ses dents blanches à leur gloire comme à mon obscurité, et jamais vous ne lui eussiez fait comprendre que ces hommes, dans notre pays, étaient dignes du bouton bleu de première classe.

À peu de distance du Palais de Cristal, dans un petit bâtiment construit récemment à cet effet, une seconde exposition chinoise est ouverte au public. Là, au milieu d’une infinité de meubles, de laques et de porcelaines, on voit avec sa suite une dame de la haute société de Pékin, à ce que prétend l’affiche, une lady aux pieds brisés à la dernière mode. Je m’empressai de m’y rendre. À peine entré, j’entendis dans le lointain une harmonie bizarre et douce qui me charma. J’arrivai dans le salon de la jeune femme. Elle était nonchalamment étendue dans un grand fauteuil, agitant comme une Andalouse un joli éventail ; ses petits pieds, qui ressemblaient tout-à-fait aux sabots d’un chevreuil, étaient croisés sur un coussin de soie ; ils étaient chaussés d’un ruban rose, et un bracelet d’argent flottait du talon à l’orteil. C’était une femme très jeune et à mon goût très jolie, quoique jaune comme une orange. Ses petits yeux bruns, retroussés vers les tempes, étaient fins et provoquans ; elle avait de longs cheveux noirs qui tombaient en nattes sur ses épaules, une taille très souple autant que permettaient d’en juger trois ou quatre tuniques de satin de diverses couleurs descendant sur un large pantalon de soie rouge. Au reste, je me hâte de dire que cette jolie personne avait les meilleures manières du monde, et, quand je m’approchai pour voir ses pieds d’un peu près, elle manifesta par une petite moue très agréable que sa pudeur commençait à s’effaroucher. Derrière elle, sa camériste était assise, entourée de deux jolis enfans déjà jaunes et moqueurs comme leur sœur ; un peu plus loin, un jeune homme, vêtu de satin bleu et debout, soufflait dans une longue flûte qui rendait les sons bizarres que j’avais entendus en entrant. La jeune dame m’avait d’abord trop préoccupé pour que je pusse faire grande attention au musicien ; mais, quand je jetai les yeux de son côté, je sentis aussitôt fixé sur moi le regard railleur du Chinois de l’exposition. C’était bien lui ; ce diable d’homme était partout ; il m’avait parfaitement reconnu, et une telle envie de rire le possédait, que je crus un instant qu’il interromprait sa sérénade. Il me trouvait évidemment fort grotesque. L’air qu’il exécutait sur sa flûte ne ressemblait à rien, sinon de fort loin aux lentes psalmodies que chantent le soir les Arabes du désert. C’était quelque chose d’incohérent et de triste, de sauvage et de doux. Aucun motif pareil ne s’est à aucune époque rencontré dans la musique européenne ; c’était le chant