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la fraîcheur est extrême : on pourrait se croire sous les ondes de quelques fleuves fabuleux, dans le palais de cristal d’une fée, ou d’une naïade dont Jupiter serait l’amant magnifique, chez Cyrène, par exemple, la mère de ce pauvre Aristée, dont nous avons tant de fois récité les poétiques douleurs. Autour de vous, il y a une multitude immense, et cependant pas de foule ; vous avez soixante mille compagnons, c’est-à-dire le double au moins de ce que vous voyez de soldats au Champ-de-Mars dans les plus grandes revues, et personne ne vous heurte, nul ne vous pousse ; vous vous promenez à l’aise comme sur le boulevard. Cependant il n’y a pas ou presque pas de police et rien qui ressemble à de la contrainte : çà et là un policeman vous indique simplement par quel escalier il faut monter, par quel descendre. Vous n’entendez aucun bruit de voix et vous ne voyez d’agitation nulle part ; chacun va où bon lui semble et vit à sa guise, car il faut vivre dans ce palais sans fin, si l’on veut y voir quelque chose ; on y mange, et si l’on veut, on y dort. Des glaciers, des pâtissiers, des restaurateurs, ont fondé là de grands établissemens. Les gens économes, tels que les cultivateurs et les ouvriers, qui composent en grande majorité le public, apportent leurs repas dans leurs paniers. C’est une curieuse chose de voir ces bons paysans anglais, en blouses, en bottes de cuir, soigneusement brossés, s’asseoir auprès d’une des fontaines pour y préparer leur grog, déchirer à belles dents un morceau de jambon ; ils distribuent le luncheon à leurs enfans, au milieu de la foule, comme la pâtée à leur volaille, et quelle quantité de poussins quelles nombreuses familles ! Les Anglais ne se figurent pas qu’on puisse avoir trop d’enfans. Une Écossaise, mère de onze garçons, me disait un jour en soupirant : — Dieu n’a pas permis que j’eusse des jumeaux. — Tout ce monde mange en paix, la galerie les inquiète si peu ! Ils viennent pour voir, non pour être vus : c’est justement le contraire en France. Je me souviens que le 4 mai dernier, à Paris, pour maintenir l’ordre autour des baraques de saltimbanques qui garnissaient les Champs-Élysées, il y avait, sans exagération aucune, beaucoup plus de soldats que de spectateurs. À Londres, pour garder ce palais, où tous les mondes sont réunis, on a placé devant la grande porte deux factionnaires en habit rouge, qui se promènent l’arme au bras avec une raideur toute britannique. Encore sont-ils là, je pense, pour le décorum et comme accessoires pittoresques : ils n’auront jamais rien à faire. Les Anglais n’ont jamais besoin de menaces pour rester dans le devoir. Admirable peuple, qui sera toujours libre et fort, parce qu’il a le sentiment de sa dignité et le respect de la loi !

Le Palais de Cristal attire, bien entendu, tous les flâneurs de Londres ; ce qui n’est pas beaucoup dire, car la flânerie n’est guère de mode en ce pays. Les dames de haut parage pourtant, qui, sans en avoir l’air,