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forge. Pour ma part, chaque fois que j’aborde en Angleterre, je retrouve, dès le premier pas, la même impression. Il me semble que deux génies, l’Ordre et la Tristesse, viennent me prendre chacun par une main pour me conduire à l’hôtel. Ainsi escorté, je marche solennellement sur un quai noir, en face de maisons noires ; la poussière que je foule c’est du fer, et l’air que je respire, du charbon. À l’auberge où j’arrive, tout au contraire est propre, fourbi, ciré, luisant. J’y suis servi avant d’avoir parlé, et cependant nul ne se hâte, aucun bruit ne se fait entendre, tout est comfortable et simple, tout est convenable et digne. La jeune femme qui apporte le thé a un air de distinction et d’honnêteté qui ne rappelle en rien l’empressement jovial de nos maritornes. Nul ne parle dans la maison ; on est là pour manger et non pour discourir. On ne s’inquiète pas de vous et l’on n’a que faire de votre curiosité. Bientôt la gravité générale vous gagne. Le commis-voyageur lui-même contemple en silence la petite tasse bleue et le pain carré qu’il retrouvera dans toute l’Angleterre sans la moindre variante ; il s’étonne des plaisanteries qu’il narrait à Calais deux heures auparavant, et pour la première fois les calembours se figent sur ses lèvres. Allez-vous visiter la jetée nouvelle en attendant l’heure du train ? vous y retrouverez au milieu des ouvriers la même dignité froide, la même activité calme. Tout se fait vite sans que personne se presse. Trois ou quatre maçons en habits noirs, en chapeaux ronds, sans crier, sans jurer, sans efforts même, remuent à l’aide de quelque machine ingénieuse des quartiers énormes de pierres factices qui mettraient en révolution chez nous toute une escouade de manœuvres. J’ai dit factices car de ce que la nature n’a pas donné de rochers aux Anglais, il ne s’ensuit pas qu’ils s’en passeront. Ils créent ce qui leur manque, et ils font à Douvres, avec du ciment et du sable, de véritables rocs qui défient une des mers les plus orageuses du globe. Au chemin de fer où des centaines de voyageurs vont trouver place, règne la même tranquillité. Nul complaisant ne vous accoste, nul parasite ne vous obsède ; vous entrez dans un bâtiment qui est une gare, et non pas, comme en France, un temple ridicule et ruineux ; on vous indique un wagon et vous partez, tout surpris que l’on puisse voyager sans plus d’encombre, sans le moindre cri, sans le plus petit employé en uniforme militaire. Déjà vous voilà filant au milieu des prairies. Que j’aime la campagne anglaise ! Tout y respire l’aisance et la sérénité. On dirait un pare éternel avec ses grands massifs, ses allées jaunes, ses pelouses vertes, ses haies bien tressées et ses horizons paisibles. Tout est fauché, peigné, tondu, ratissé. Pas une pierre qui traîne, pas une branche morte qui pende. Un silence profond règne dans ces herbages fertiles. Tout y semble heureux ; des troupeaux de vaches et de génisses dorment en paix sous de grands ombrages au milieu de l’herbe qui les a