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lisez les interrogatoires de ces obscurs affiliés des sociétés secrètes que la cour d’assises jugeait encore hier : vous verrez de reste qu’ils n’ont pas changé dans ce camp-là, qu’ils sont toujours prêts, qu’ils ont gardé leurs armes, qu’autant ils ont jamais menacé la société, autant ils la menacent encore.

Où l’on a beaucoup changé, c’est dans l’autre camp, qui se croit cependant le plus raisonnable, et vise à mieux calculer. Tant qu’on a eu pour ainsi dire le péril sur les bras, chacun était debout à son rang, et l’on ne formait qu’un seul corps ; le péril à peine écarté, on va comme s’il était supprimé, et chacun tire à soi. Nous désirons ardemment que la majorité se persuade bien qu’il n’est point d’autre différence entre 1851 et 1848, sinon qu’à cette époque-là nous avions l’ennemi devant nous, qui nous barrait le chemin, tandis qu’aujourd’hui nous l’avons derrière, qui nous harcelle et nous traque pour peu que nous nous avisions de nous disperser à l’aventure, au lieu d’aller tout uniment par la grand’route.

Si les joutes de l’éloquence la plus charmante, la plus féconde et la plus souple suffisaient pour conserver tout leur prestige aux assemblées politiques, la nôtre devrait assurément beaucoup à M. Thiers, ne fût-ce que par gratitude pour ce seul bon office. Il est impossible d’avoir plus d’esprit et de se faire mieux écouter aux dépens de ses adversaires que ne l’a fait M. Thiers dans la brillante discussion qui a clos la dernière semaine. C’était un duel à fer médiocrement émoulu entre le libre échange et la protection ; le duel était cependant annoncé de longue main, et l’on avait convenablement préparé la lice pour que tout se passât dans les règles. Nous sommes, en France, un singulier peuple d’orateurs, nous avons un goût si invincible pour les spectacles de la parole, que nous ne résistons point à les chercher au milieu des préoccupations les plus graves, et que nous y laissons volontiers aboutir les affaires les plus positives, matters of fact. Le libre échange et la protection sont bien de ces matières-là ; c’est pourquoi on ne les traite guère à la tribune anglaise qu’au point de vue des faits et de l’expérience pratique. On n’y débat point à plaisir l’excellence théorique de l’une ou l’autre doctrine, et l’on n’argumente pas en thèse absolue pour ou contre. Les thèses absolues nous vont, à nous, au contraire beaucoup mieux. M. Sainte-Beuve, qui est libre échangiste, aurait pu introduire sa requête en faveur du libre échange à propos de quelque point spécial sur lequel il eût peut-être gagné tout de bon du terrain ; mais M. Sainte-Beuve est aussi l’élève de nos grands maîtres : on le lui a même assez durement fait sentir, et, pour se donner toute carrière dans l’exposition d’un système, il a commencé par demander la refonte en bloc de tout notre régime commercial, ni plus ni moins que cela, une refonte radicale, savez-vous. M. Thiers est, de son côté, un admirable protectioniste, et il a le sens trop juste pour ne pas apercevoir que la protection se défendrait bien mieux, si l’on en sacrifiait quelque chose. Le radicalisme-prohibitif serait poussé par un logicien de sa trempe vers des conséquences pour le moins aussi singulières que celles dont il s’amuse à tourmenter le radicalisme libéral ; mais que deviendrait l’ampleur de la discussion, si l’on avait l’air tout d’abord de s’entendre, et si l’on se relâchait de cette rigueur paradoxale qui relève au mieux un argument ? M. Thiers a donc été jusqu’au bout l’avocat des plus inflexibles axiomes de la protection, comme M. Sainte-Beuve a soutenu les plus extrêmes prétentions du libre échange. Ils