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du Palmar. Le gaucho bondissait à leur poursuite, silencieux et implacable. Je le vis alors dénouer ses boules et la triple courroie de cuir qui ceignait sa ceinture, prendre en main l’une de ces boules, et faire tournoyer les deux autres au-dessus de sa tête, et nous l’entendîmes chanter ces deux vers :

De mi lazo t’escaparas,
Pero de mis bolas… quando[1].

J’en allais apprendre la terrible signification. Les boules sortirent en sifflant des mains du gaucho et s’enlacèrent autour des jarrets du cheval. Lancé à fond de train, l’animal s’abattit. En deux bonds, le gaucho fut, l’épée haute, derrière sa fille évanouie, derrière le chasseur désarçonné. Rien ne pouvait sauver l’une des deux victimes, quand un coup de feu retentit à l’entrée du sentier que les fugitifs avaient en vain cherché à gagner : le gaucho tomba, et tout redevint silencieux.

Cette fois le capitaine Castaños s’était impétueusement élancé dans la direction où le coup de feu s’était fait entendre ; mais il s’arrêta subitement au milieu de sa course et revint vers moi. — A tout prendre, dit-il avec un accent de sombre résignation, je n’ai pas le droit de punir Villa-Señor ; Dieu voulait que cet homme fût vengé.

— Partons au plus vite, dis-je à don Ruperto, et je lui montrai, derrière Fleur-de-Liane penchée sur le cadavre de son père, Saturnino et sa mère silencieux et agenouillés. C’est à Dieu seul qu’il appartient maintenant de consoler les douleurs que nous laissons derrière nous.

— Non, j’ai encore un devoir à remplir ; je suis la cause innocente de la mort de Cristino, et c’est à moi qu’il appartient de porter cette triste nouvelle à la veuve de celui qui était mon ami avant d’être mon hôte. Quant à vous, Berrendo ne vous refusera pas, à ma prière, l’hospitalité pour trois ou quatre jours dans sa cabane.

Castaños me conduisit en silence jusqu’à l’endroit où mon cheval était resté attaché à son arbre, et où, terrifié par les lueurs de l’incendie qui allaient déjà diminuant, il essayait en vain de rompre la solide reata (courroie) qui le retenait. De là nous gagnâmes la hutte de Berrendo, à qui nous apprîmes la mort du gaucho. Le chasseur de cerfs consentit volontiers à me recevoir dans son jacal. J’allais donc vivre pendant quelques jours de la vie rude et solitaire des chasseurs du Mexique ; mais j’étais loin de me plaindre de la circonstance qui me permettait de faire si complètement connaissance avec les mœurs d’une contrée toute nouvelle pour moi.

Quatre jours s’écoulèrent sans que je revisse le capitaine. L’incendie, qui s’était concentré dans un sentier assez large autour de la La-

  1. Tu échapperas à néon lacet ; — mais à mes boules… jamais.