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annoncer cette funeste nouvelle, je traversai le pont mouvant, et je me retrouvai dans l’endroit où j’avais mis pied à terre une heure auparavant ; là aussi tout était désert et silencieux. La lune n’éclairait qu’une vaste solitude, des hautes herbes où jouaient en scintillant les mouches à feu et où bruissaient incessamment les cigales, des bouquets espacés de palmiers qui projetaient leurs ombres sur la plaine. Ce paysage nocturne attristait l’œil et le cœur.

Après avoir fait quelques pas en remontant le cours du ruisseau, je pris la direction opposée ; enfin je ne pus me dissimuler que Saturnino avait disparu, et je regagnai la hutte du gaucho. Fleur-de-Liane guettait mon retour avec une impatience fiévreuse. En dépit de l’échec que j’avais subi, je fis bonne contenance quand elle vint à ma rencontre.

— Avez-vous trouvé Saturnino ? me demanda-t-elle d’une voix brève.

— J’ai fait ce que vous m’avez dit. — Je croyais me tirer d’embarras par cette réponse évasive ; mais la femme, quand elle aime, est doublement clairvoyante.

— Vous l’avez vu ? répliqua-t-elle. Comment est-il ?

Cette fois, il m’était permis d’hésiter à répondre. — C’est faux ; vous ne l’avez pas vu, reprit Fleur-de-Liane en pâlissant, et mon silence confirma ses doutes. Sa nature vigoureuse chancela un instant devant une réalité terrible, celle de l’infidélité de Saturnino. Deux larmes jaillirent à l’extrémité de ses longs cils noirs, ce furent les seules ; puis, ramassant les forces de son cœur brisé, elle rentra silencieusement dans la cabane paternelle. Je vins me rasseoir sous le péristyle avec cette appréhension qu’on éprouve quand on voit fumer la mèche qui va déterminer l’explosion d’une mine chargée. Le fougueux tempérament de Fleur-de-Liane allait faire éclater l’orage qui grossissait. Je la vis en frémissant s’approcher de son père et l’entraîner dans une pièce voisine. Le capitaine, qui était venu me rejoindre, remarqua ma tristesse. Je lui avais déjà confié mon inquiétude au sujet des soupçons du gaucho sur sa fille ; quand je lui eus appris que Fleur-de-Liane aimait Saturnino Vallejo, quand je lui eus parlé de la jalousie furieuse de la jeune fille et de ma course inutile au pont du ruisseau, don Ruperto fronça le sourcil et dit avec une expression de gaieté qui cachait mal son mécontentement :

Caramba ! une double venganza ! Saturnino et Villa-Seño ! Voilà deux motifs pour que nous ne soupions pas ce soir.

Un cri de fureur qui retentit dans la hutte du gaucho vint interrompre don Ruperto. Cristino rentra dans la salle du foyer, qui éclairait ses traits animés de passions fougueuses et plus terribles encore que celles de sa fille.

— Castaños ! s’écria le gaucho, vous êtes mon hôte et, mon ami, et