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de cet effroyable temps ; c’est impossible : depuis que je sais qu’il nulle vertu dans cette révolution, elle me dégoûte. Je pourrais bien, sans aucune illusion idéale, marcher vers un but avec des hommes imparfaits, tomber, me relever, marcher encore ; mais, avec des démons sans cœur comme ceux que je vois ici, ce serait un outrage à l’humanité, un outrage à notre sainte mère la terre et à la lumière du soleil. Fouiller les souterrains, les égoûts où se vautrent ces brutes immondes, non, ce n’est pas la tâche de l’historien. Il mourut à Paris le 12 janvier 1794. M. Kühne caractérise d’une manière intéressante les écrits peu connus de ce mâle penseur, surtout ses écrits politiques ; et parmi ceux-là, en première ligne, les Souvenirs de l’année 1790, où les figures les plus diverses, Franklin et Joseph II qui venaient de mourir, Catherine II, Gustave III, William Pitt, Mirabeau, sont jugés avec la gravité du publiciste et l’émotion du témoin. Le poète Hoelderlin tient bien sa place à côté de George Forster. Forster est mort, emportant le deuil des sublimes espérances de 89 ; Hoelderlin est devenu fou pour avoir désiré, avec une passion effrénée, la régénération de son pays. Personne n’a plus aimé, personne n’a plus insulté l’Allemagne que ce tendre et indomptable poète. Écoutez-le : « Barbares des temps primitifs, de barbares devenus baroques à force de zèle, de science, de religion même, profondément incapables de tout sentiment divin, ne rendant que des bruits sourds et rauques, comme un vieux tonneau défoncé : voilà mes Allemands. Je ne saurais me représenter un peuple plus morcelé que celui-là. Tu vois des ouvriers, point d’hommes ; des penseurs, point d’hommes ; des prêtres, point d’hommes ; des maîtres et des valets, des jeunes gens et des gens d’un âge mûr, point d’hommes, jamais d’hommes : ne dirait-on pas un champ de bataille où les bras, les mains, tous les membres, gisent coupés les uns auprès des autres, tandis que le sang tout chaud coule et se perd dans le sable ? L’Allemagne a pardonné au poète d’ Hyperion, à celui qui l’insultait avec cette douleur furieuse et que cette douleur a tué. Il faut demander aux pages senties de M. Gustave Kühne tout ce qui concerne cette catastrophe. M. Kühne a visité Hoelderlin, il y a quelques années, dans le solitaire asile où il est mort ; il a recueilli bien des renseignemens d’un intérêt tout dramatique sur la longue folie du poète, et les a consignés avec art dans un récit qu’anime une sincère émotion. C’est aussi à l’aide de documens nouveaux, à l’aide de lettres inédite publiées récemment par M. Édouard de Bulow, que le biographe a peint la tragique destinée d’Henri de Kleist. Il y a comme une ombre mystérieuse sur la destinée de cet écrivain. Quelle passion inconnue, quel désespoir l’a poussé à se donner la mort ? Les documens que nous venons d’indiquer permettent de pénétrer un peu plus avant dans cette sombre histoire. M. Kühne nous montre chez Henri de Kleist un singulier mélange de force stoïque et de fiévreuse aspiration vers une science impossible. Imaginez la curiosité de Faust dans l’ame d’un disciple de Kant ; que de luttes et quel supplice ! ce fut le supplice d’Henri de Kleist. Ses lettres à sa fiancée Wilhelmine nous exposent sans voile le déchirement de son ame et expliquent toute sa misérable existence. Celui qui avait écrit de telles pages devait succomber tôt ou tard au mal qui le dévorait il devait se détruire chaque jour lui-même, — si bien que le coup de poignard dont il se frappe ne paraît plus un acte soudain, mais le dernier acte, la conclusion inévitable d’un long suicide. Bizarres maladies, dont la vieille Allemagne