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la souveraine loi d’après laquelle les événemens se déroulent. La manie politique n’y fait rien ; cela n’empêche pas d’imaginer des constitutions sociales ; n’est-on pas tout glorieux, au contraire, dans ce temps de réformes si fièrement annoncées, d’avoir trouvé la constitution, non d’un peuple, mais de l’humanité même ? Au milieu de toutes ces philosophies artificielles, le premier devoir de la critique est de ne pas se laisser prendre à ces rêves de cerveaux malsains. Si vous voulez agir, si vous voulez apparaître comme un esprit droit et ferme au milieu d’intelligences qui trébuchent, si vous voulez juger ceux qui pèchent et redresser ceux qui tombent ; commencez par prouver aux autres que vous jouissez vous-même de toute la liberté de votre esprit. Cette philosophie de l’histoire, que chacun se construit à tort et à travers, et où ni l’histoire ni la philosophie ne se reconnaissent, est précisément un des fléaux de l’Allemagne. C’est elle qui entretient, et propage le panthéisme ; elle le fait passer des spéculations abstraites dans la pratique de la vie ; elle accoutume l’esprit à ne considérer dans les plus grands hommes que les agens d’une force occulte ; elle efface des œuvres de la pensée le signe sacré de la liberté morale. Je prétends qu’un critique, quels que puissent être son talent et l’honnêteté de ses intentions, est incapable aujourd’hui d’exercer aucune influence salutaire sur l’Allemagne, s’il conserve dans ses théories le moindre mélange de panthéisme. C’est le panthéisme, en effet, le panthéisme éthéré des rêveurs comme le panthéisme abject des démagogues, qu’il faut combattre partout, dans la philosophie et dans l’histoire, dans la poésie et dans la prose. M. Julien Schmidt a la meilleure volonté du monde ; il appartient à l’école libérale, au parti intelligent et sensé qui repousse tous les excès ; dans ses études sur les travaux contemporains, il a montré souvent une sévérité courageuse, il a fait entendre un accent mâle et décidé dont la critique allemande avait perdu l’habitude ; toutes ces bonnes dispositions resteraient infructueuses, si M. Schmidt ne se débarrassait au plus vite des faux principes et des prétentions malheureuses que nous avons signalées dans son ouvrage. Avec un homme d’un talent actif, avec un critique sans complaisance et sur qui l’Allemagne, a les yeux, nous avons cru que notre droit était de parler avec franchise. Nous n’avons pas craint de mettre en lumière les inconcevables erreurs où la manie des systèmes, où l’ambition de construire l’histoire à priori peuvent entraîner une intelligence qui n’est pas sans valeur. Pour qu’un homme d’esprit fasse subir à l’Arioste et à Cervantes de si bizarres métamorphoses, pour qu’il en vienne à travestir Molière d’une si grotesque façon, il faut que ces brouillards d’une détestable philosophie de l’histoire lui troublent étrangement la vue. L’avertissement n’eût pas été complet, si, dans notre déférence pour un écrivain estimable, nous avions dissimulé des contre-sens de cette nature. Que M. Julien Schmidt renonce aux vaines prétentions métaphysiques, qu’il se délie des subtilités abstruses et des formules qui ne représentent rien à l’esprit ; qu’il se préoccupe sans cesse de la vérité des faits, de la précision du style, de cette clarté enfin que Vauvenargues appelle admirablement la bonne foi des philosophes. Cette bonne foi lui donnera une autorité dont il ne soupçonne pas le secret. J’ai dit que M. Schmidt était un cœur résolu et que de généreuses intentions dirigeaient sa critique ; c’est à lui maintenant d’armer son intelligence pour les luttes qu’il a l’ambition de soutenir. Quand Virgile peint son héros