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qui se soustrait à ses caprices. Certes, il est difficile de défigurer plus intrépidement le caractère des écrivains et les événemens de l’histoire. Savez-vous ce que représente Montaigne pour M. Julien Schmidt ? Le supernaturalisme. Montaigne est un romantique placé entre le monde réel qui ne le satisfait pas et le monde idéal auquel il est impatient d’atteindre. C’est pour s’y élever sûrement qu’il procède d’abord, par toutes les armes, du scepticisme et de l’ironie, à la destruction de la réalité. C’est par amour du ciel qu’il accable l’homme, qu’il souffle sans pitié sur ses dernières illusions, qu’il jette le désenchantement sur sa vie et le laisse nu dans le vide. On est obligé de reconnaître dans cette appréciation une originalité incontestable ; personne avant M. Julien Schmidt n’avait eu de telles idées sur l’auteur des Essais, personne ne les revendiquer comme siennes. C’est bien mieux quand il s’agit des poètes ; Arioste, Cervantes, Molière, les plus charmans et les plus fiers génies ne sont plus que des machines sans vie et sans liberté, pauvres marionnettes qui se meuvent selon les thèses et les antithèses préconçues de l’historien. Arioste est le romantique joyeux, léger, type parfait de l’insouciance de l’église ; Cervantes est un romantique plus grave, plus profond, qui représente une sorte de renaissance du catholicisme. Si vous comprenez ce rapport, d’Orlando furioso et du noble chevalier de la Manche avec les destinées du catholicisme au XVIe et au XVIIe siècle, vous comprendrez aussi pourquoi Molière est une imagination lugubre et pourquoi ses créations comiques sont de celles qui doivent charmer le bourreau. Ce que M. Schmidt préfère dans le théâtre de notre grand poète, ce sont les ballets, les cérémonies, les masques italiens, les Matassins et les Scaramouches, tout le peuple joyeux des intermèdes. Puis viennent George Dandin, l’École des Femmes, le Mariage forcé, très inférieurs déjà aux ballets. Des comédies imitées de Plaute et de Térence, on ne peut rien dire en vérité, sinon qu’elles restent bien loin de leurs modèles. C’est une gaieté factice, c’est un amas d’incidens bizarres, c’est un mouvement de scènes faussement passionnées, d’où résulte pour le spectateur une excitation nerveuse, suivie d’une prostration complète. Parmi les pièces de ce genre-là l’Avare est la mieux combinée, partant la plus pénible à voir. Quant aux grands ouvrages consacrés à la peinture de la société où vivait le poète, ils n’ont aucune valeur esthétique ; n’y cherchez pas autre chose que des renseignemens sur la moralité du siècle, sur la moralité de l’auteur lui-même. Le seul intérêt de Tartufe, par exemple, est dans ces vers que prononce l’exempt au cinquième acte :

Nous vivons sous un prince ennemi de la fraude,
Un prince dont les yeux se font jour dans les cœurs
Et que ne peut tromper tout l’art des imposteurs.
D’un fin discernement sa grande ame pourvue
Sur les choses toujours jette une droite vue ;
Chez elle jamais rien ne surprend trop d’accès,
Et sa ferme raison ne tombe en nul excès.
Il donne aux gens de bien une gloire immortelle, etc.


Tout ce morceau, sans lequel le Tartufe ne serait qu’une œuvre vide, a une importance capitale aux yeux de M. Julien Schmidt ; il lui prouve combien le catholicisme avait dégradé le génie de Molière. Le protestant, selon M. Schmidt,