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La préface que M. Bonnin a placée en tête du Journal est un morceau distingué, dans lequel sont exprimes en forts bons termes les sentimens les plus honorables. L’auteur a surtout raison quand il reproche à la classe que l’on désigne généralement sous les noms de haute bourgeoisie son indifférence pour les études sérieuses, principalement pour les études historiques. Il y a là, pour un fait particulier et restreint, une remarque juste et qu’on peut étendre fort loin, car, à part quelques hommes, en très petit nombre, qui donnent à leur vie le but sérieux du travail, la plupart des personnes riches s’alanguissent dans le bien-être matériel. Tout en vivant de ce qu’on nomme la vie du monde, elles ne s’aperçoivent pas que, dans les rangs de la société qui leur sont inférieurs par la fortune, le niveau intellectuel s’élève sans cesse ; en un mot, elles jouent ; aujourd’hui vis-à-vis du prolétariat le même rôle que la noblesse au XVIIIe siècle a joué vis-à-vis de la bourgeoisie. En ne marchant pas, elles s’exposent à être bientôt dépassées, de même qu’en s’isolant du mouvement qui s’accomplit autour d’elles, en ne s’y mêlant pas pour le régulariser, elles préparent peut-être à leur insu les crises les plus graves.

Ce que M. Bonnin a fait pour Évreux, M Mancel[1] l’a fait pour la ville de Caen, en expliquant, dans une courte et vive préface, le genre d’intérêt des mémoires locaux. Le Journal d’un bourgeois de Caen s’étend de 1652 à 1733, et, comme le remarque avec raison le savant éditeur, en écoutant cette causerie simple, naïve et pleine de sens, sur les hommes et les choses d’autrefois, on assiste souvent avec une illusion parfaite à la vie du passé ; on devient Normand du XVIIe siècle, et, par distraction, on appelle le préfet M. l’intendant, et l’adjoint M. l’échevin.

Les Insurrections populaires en Normandie pendant l’occupation anglaise au XVe siècle, par M. L. Puiseux, contiennent, dans un petit nombre de pages, beaucoup de faits curieux et des aperçus justes et nouveaux. Après le martyre de Jeanne d’Arc, la noblesse, le clergé, la bourgeoisie, étaient ou indifférens à l’affranchissement de la France ou ralliés au parti anglais. Le peuple de Paris lui-même, en se levant au nom du parti démocratique contre les Armagnacs, en donnant la main au duc de Bourgogne, se trouvait fatalement et presque logiquement conduit à une alliance avec l’étranger. L’administration vigilante et sévère du roi d’Angleterre, Henri V, avait maintenu dans la Normandie la paix et une certaine prospérité ; mais à la mort de ce prince la paix cessa, les vieilles coutumes normandes, respectées par Henri V, étaient ouvertement violées. Les Normands se rappelèrent alors que ces Anglais qui les dépouillaient et les tuaient étaient les fils des vaincus d’Hastings. Une vaste conspiration s’organisa dans le Bessin et le pays de Caen, depuis Bayeux jusqu’à Honfleur, dans le Cotentin, dans le pays de Caux, et jusque dans le Maine et le Perche. Le chef de cette conspiration était un simple paysan dont on sait à peine le nom, qu’on appelle indistinctement Quatrepié, Quatepié ou Cantepie. Soixante mille hommes se réunirent sous ses ordres ; mais, peu de temps après

  1. On doit encore, à M. Mancel : Établissement de la Fête de la Conception Notre-Dame, par Wace ; — le Père André, documens inédits, en collaboration avec M. Charma ; — Caen sous Jean Sans-Terre ; — Essai sur l’histoire littéraire de Caen aux onzième et douzième siècles ; — une édition annotée des Origines de quelques coutumes anciennes de Moisant de Brieux, et diverses brochures sur la Normandie.