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se produit. N’y a-t-il pas et dans ces injustices impunies et dans l’indifférence morale avec laquelle les accueillent tous les états européens, grands et petits, la marque de la fatalité ? Lorsque les nations peuvent commettre, impunément le crime et l’injustice, elles sont assurées d’un long avenir ; lorsque l’indifférence ou mieux la stupéfaction seule accueille leurs actions, elles sont assurées d’un grand succès. Elles étonnent en attendant qu’elles épouvantent, et cet étonnement leur annonce bien clairement qu’elles ne seront pas contrariées dans leur marche, que les peuples ont déjà accepté leur domination, et qu’ils ont, aussi bien qu’elles-mêmes peuvent l’avoir, le pressentiment de leur grandeur future, le sentiment de la fatalité qui les pousse. Tout profite d’ailleurs aux États-Unis et contribue à aveugler les yeux de l’Europe sur l’équité de leurs actions ; l’infatuation démocratique qui règne aujourd’hui sur notre continent nous empêche de voir sous leur vrai jour la couleur des actes qui s’accomplissent au-delà des mers. Nul ne trouve mauvais qu’une république s’agrandisse, et nous amnistions ses injustices par un silencieux étonnement.

Quelle forme la civilisation prendra-t-elle aux États-Unis ? Il est fort difficile de le dire ; mais nous pouvons noter ici deux observations qui ressortent de l’étude attentive des faits, et qui confirment notre croyance dans les grandes destinées de l’Union américaine.

Le premier de ces faits, c’est que l’Amérique du Nord traverse aujourd’hui une sorte de barbarie temporaire. Les colonies anglaises, et plus tard les États-Unis jusqu’à une époque récente, n’avaient été, comme culture intellectuelle, comme mœurs et esprit moral, qu’une sorte de prolongement européen : ils étaient véritablement civilises, et civilisés à la manière européenne. Depuis un certain nombre d’années, l’Amérique rentre peu à peu dans une sorte de semi-barbarie. Sans pouvoir déterminer la date précise du jour où a commencé ce fait, on pourrait le faire remonter à la présidence de Jackson. Toutes les anciennes notions de morale et d’équité s’effacent. Une sorte d’ardeur sauvage, d’impatience et de turbulence se montre de toutes parts. Les maîtres véritables de cette société, les chefs réels ne sont plus les Franklin, les Washington et les Jefferson ; MM. Webster et Clay sent bien leurs continuateurs, mais ils ne gouvernent qu’en apparence ; les maîtres véritables, ce sont tels ou tels généraux à demi barbares, tels ou tels aventuriers, et de plus en plus ce fait s’étend et se généralise. Au sein de cette semi-barbarie, le caractère de la race anglo-saxonne se modifie et s’altère ; il change et se retrempe ; le caractère anglais disparaît ; un caractère américain et exclusivement américain se forme et se manifeste peu à peu. Ainsi peu à peu l’Europe est oubliée, et une civilisation sans précédens, complètement originale, et dont il est impossible de prévoir l’avenir, s’élabore lentement dans le