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femme, qui semblait les menacer de ses deux bras décharnés. Ses cheveux gris flottaient en désordre sur ses épaules ridées ; l’âge et la misère donnaient un aspect hideux à son torse amaigri. Elle représentait dignement la race maudite à laquelle elle appartenait, celle des bohémiens de l’Inde, que la police du pays condamne à camper toujours en rase campagne, à distance respectueuse des villages. Les Kouravars mènent une vie indépendante, mais ils végètent toujours dans la plus profonde misère. Bateleurs, saltimbanques, marchands de paniers, mendians, charlatans et vendeurs de drogues, ils se font admirer et craindre des autres castes ; on les redoute partout, nulle part on ne les aime : peu leur importe, ils se vengent du mépris et du dégoût qu’ils inspirent en faisant autour d’eux le plus de mal possible. Errans sur la terre, ils fixent leurs demeures temporaires aux abords des lieux habités, afin d’être à portée de piller quand ils le veulent, et se tiennent toujours prêts à disparaître dès qu’ils le jugent convenable.


II. – Le chef du village.


Dans l’Inde, les hôtelleries sont inconnues ; tout voyageur trop pauvre pour prendre des domestiques à son service doit acheter lui-même au bazar les provisions dont il a besoin. Arrivé dans le village, le cipaye se mit à en parcourir le marché ; les jambes nues et l’habit militaire boutonné sur la poitrine, il allait d’une boutique à l’autre, entassant dans son mouchoir les fruits, les légumes, le piment et le riz, qui forment la base d’un carry[1] indien. Padmavati, sa femme, s’était établie sous un figuier de la famille des multiplians qui couvrait de son ombre comme d’un immense parasol tout le centre du village. Les habitans du lieu, pour témoigner leur vénération à cet arbre gigantesque, sous lequel s’étaient abritées plusieurs générations, l’avaient entouré d’une enceinte de pierres, espèce de plate-forme ou d’autel dressé autour de l’arbre-dieu. Les racines chevelues qui tombaient de chaque branche s’implantaient dans le sol ; ces ramifications nombreuses avaient produit autant de nouveaux figuiers qui tenaient par leurs tiges au tronc principal et grossissaient de haut en bas. Les passans se logeaient sous ces voûtes de feuillage, simple hôtellerie, dont une végétation puissante faisait tous les frais. En attendant le retour de son mari, la femme du cipaye s’y était choisi une place après avoir allaité son enfant, elle lui fit une couchette avec quelques feuilles vertes, l’y déposa et le regarda dormir. Penchée sur lui avec sollicitude, elle écartait les mouches de son front et l’admirait de toute son ame. Il n’était pas beau, le pauvre petit ! Ses parens, issus de basse caste, lui avaient transmis la couleur noire de leur peau nuancée de ces reflets bleuâtres que les

  1. Le mot carry ou kurry signifie proprement sauce, ragoût.