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fois, les apôtres vont se disperser par toute la terre pour y porter la parole de vie. La croix, encore humide du sang du divin maître, s’élève au milieu du groupe des disciples. Déjà quelques-uns, faisant les premiers pas dans la voie qu’ils ont mission de suivre, quittent le calvaire où saint Jean s’attarde, agenouillé et comme éperdu de ferveur ; d’autres s’embrassent avant de se séparer, tandis qu’au pied de la croix Simon-Pierre fortifie ses saints compagnons par une exhortation suprême et les bénit au nom de celui qui l’a établi leur chef. Un pareil sujet, dont le choix est une découverte, avait échappé aux grands artistes. Plusieurs maîtres italiens ont, il est vrai, symbolisé la passion dans des compositions analogues en apparence à celle-ci. Par un sentiment de piété qui justifiait l’anachronisme, ils mêlaient quelquefois des saints de tous les siècles et de tous les pays aux personnages témoins, selon l’Évangile, de l’agonie du Sauveur : ainsi Fra Angelico, dans sa grande fresque du couvent de Saint-Marc, à Florence, fait assister à la mort du Christ les docteurs de l’église et les fondateurs des ordres religieux, pour montrer, à côté du sacrifice qui se consomme, l’avenir fécondé par la foi. Le tableau de M. Gleyre est conçu à un tout autre point de vue ; il ne se rapproche des monumens de la peinture ancienne que par la distribution des lignes générales. Ici la croix est nue, et les hommes qui l’entourent n’en ont pas encore propagé les mystères ; le lieu où ils se trouvent n’est pas seulement un lieu d’adoration et de prière, c’est le point de départ de leur apostolat : il n’y a donc, dans l’invention de cette scène, rien qui rappelle les exemples du passé. Très française en ce sens qu’elle s’adresse surtout à l’intelligence, la composition des Apôtres ne procède nullement de ces hérésies esthétiques qu’aujourd’hui nous consentons presque à accueillir comme la théorie du progrès. Au lieu de cette « délectation de l’ame » que Poussin propose comme but de la peinture, ne recherchons-nous pas en effet une impression de surprise, et l’étrangeté de l’exécution matérielle ne nous trouve-t-elle pas trop enclins à lui sacrifier la vérité poétique ? Peu s’en faut que l’oubli des principes pratiqués par les maîtres ne nous paraisse la marque assurée du mérite, et nous avons tellement pris goût aux innovations radicales, que les chefs de l’école romantique ne sont déjà plus à nos yeux que des révolutionnaires girondins. D’abus en abus, on en est venu à méconnaître les limites où chaque art doit demeurer circonscrit. La peinture, en s’efforçant d’être musicale, c’est-à-dire d’éveiller une sensation vague, s’est dépouillée de son charme sévère sans emprunter à la musique sa puissance affective. La musique, au contraire, a entrepris de tout peindre, et l’on a prétendu imiter par des sons jusqu’à la lumière. La poésie a, depuis long-temps, quitté sa lyre pour une palette. La sculpture s’est faite et dite pittoresque. En un mot, sous prétexte d’agrandir le domaine des arts, on a semé partout la confusion et le désordre, et (dernier symptôme de décadence !) voici qu’un réalisme brutal menace de se substituer, dans les productions de notre école, au spiritualisme, qui, depuis des siècles, en est le caractère principal et l’honneur. Pour faire sentir le vice de la doctrine nouvelle, il convient d’appeler l’attention sur les travaux qui la démentent, et, dans ce temps où abondent les rouvres nées de l’irréflexion et de l’erreur, la Séparation des Apôtres mérite d’être signalée comme un exemple contraire. — La planche de M. Gautier retrace avec fidélité