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fille, dont il nous a déjà trop parlé. Peut-être Graziella ne lui eût-elle pas inspiré une strophe, s’il fût demeuré au logis : il est allé à Saint-Roch, et Graziella lui est apparue. En vérité, plus j’y songe et plus je m’étonne que l’auteur des Méditations et des Harmonies ait trouvé le courage d’écrire de telles niaiseries. Sans doute le génie a droit au respect, mais c’est à la condition qu’il se respectera lui-même. Or, M. de Lamartine, en nous racontant tous ces enfantillages, semble prendre plaisir à se rapetisser. Qu’il ne se plaigne donc pas si une juste gaieté accueille ses confidences : en livrant au vent de la publicité tous les épisodes, toutes les heures de sa vie, il appelle la raillerie, il encourage l’irrévérence.

La Fontaine, Rabelais, Byron et Manzoni sont traités dans ces étranges commentaires d’une façon quelque peu cavalière. La Fontaine enseigne la méchanceté ; qui jamais s’en serait douté ? Byron, en écrivant son Don Juan, est descendu jusqu’à Rabelais ! Quant à Manzoni, l’auteur avait lu sans enthousiasme ses tragédies et ses romans : les hymnes religieux du poète lombard ont éveillé dans son ame une pieuse admiration. Si Manzoni a lu ces lignes, il a dû se demander avec étonnement où M. de Lamartine a pu lire ses romans. Jusqu’ici en effet les Promessi Sposi sont et demeurent l’unique roman de Manzoni, car la Colonne infame ne peut passer pour une composition poétique. J’ai grand’peur que l’auteur des Harmonies n’ait pas même lu le roman de Manzoni. Je suis bien forcé de croire qu’il connaît à peine les fables de La Fontaine, car, s’il les connaissait, il ne l’accuserait pas d’enseigner la méchanceté aux générations naissantes. Pour parler de Don Juan avec ce dédain superbe, il faut l’avoir feuilleté d’une main maladroite et parcouru d’un œil bien inattentif. Je serais vraiment curieux d’apprendre en quoi les poétiques amours de don Juan et d’Haydée rappellent Pantagruel et Gargantua. Le dédain de M. de Lamartine pour Rabelais n’a pas besoin d’être réfuté. Molière, La Fontaine et Voltaire se sont chargés de le défendre en l’admirant, et lui ont fait plus d’un emprunt. Si le joyeux curé de Meudon n’est pas un modèle de chasteté, ce n’est pas une raison pour le condamner comme un bateleur sans verve et sans esprit. D’ailleurs, il n’y a pas une strophe de Don Juan dont Rabelais puisse revendiquer l’idée première. Candide est parmi nous le seul livre qui ait quelquefois suggéré au poète anglais de cruelles railleries ; mais ce qui fait l’excellence du poème appartient en propre à Byron et n’appartient qu’à lui. La partie passionnée, la partie pathétique ne relève ni de Pangloss, ni de Cunégonde, et fait de Don Juan le chef-d’œuvre de l’auteur. Malgré la faiblesse des quatre derniers chants, ce mélange inoui de rêverie et de raillerie, de passion et de gaieté, demeure un prodige de puissance. Les autres poèmes de Byron, que M. de Lamartine accuse de célébrer éternellement le triomphe du