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précieuse et si rare parmi les poètes modernes, n’exerce une action puissante sur l’intelligence. Plus les mots sont ménagés avec avarice, plus la pensée se montre à découvert. Je sais que la méthode contraire est aujourd’hui en grand honneur et prônée par des voix nombreuses. Les vers qui ne se comptent pas par centaines sont dédaignés comme des ébauches sans importance et qui ne méritent pas d’arrêter un instant l’attention. Que tous ceux qui ont vécu dans le commerce intime de l’antiquité se chargent de répondre ; qu’ils disent si les paroles, en se multipliant, accroissent l’évidence et la splendeur de la pensée ; que ceux qui ont pratiqué Dante et Milton aussi familièrement que Virgile expriment sans détour leur avis sur le relief que l’idée tire de la sobriété du style : j’accepte d’avance leur témoignage. M. de Lamartine eût écrit sans peine quelques centaines de vers sur la fuite irréparable des heures fortunées, sur la fragilité du bonheur humain, sur l’amertume des regrets ; mais que fût-il arrivé ? Qu’ai-je besoin de le dire ? Le poète aurait fait place au rhéteur. Un sentiment vrai, divisé en mille parcelles, aurait perdu toute sa valeur, et se fût éparpillé sous le regard comme la poussière balayée par le vent. M. de Lamartine ne s’est pas laissé prendre au piège. Malgré sa jeunesse, malgré le désir bien naturel de montrer son habileté dans le maniement des images, il a su se contenir dans de justes limites. Chose plus rare encore que la sobriété du style, les idées sont ordonnées naturellement et d’une façon progressive. Il n’y a pas une stance qui puisse être impunément déplacée. Cette pièce, si courte et si pleine, nous offre un commencement, un milieu, une fin, et cet éloge n’a rien de banal pour ceux qui ont étudié sérieusement la poésie lyrique applaudie chez nous depuis trente ans. Le poète nous dit ce qu’il sent et ce qu’il pense, et la sincérité de son langage le dispense de tout artifice. Ses souvenirs s’ordonnent d’eux-mêmes ; ses regrets, en se traduisant, prennent le rang qui leur appartient. Il nous ouvre son ame tout entière, et sa franchise ne dégénère jamais en prolixité. Aussi le Lac est pour moi une des pièces les plus parfaites du recueil publié il y a trente ans, et je crois que ma prédilection est partagée par un grand nombre de lecteurs.

Cependant il y a parmi les Nouvelles Méditations, publiées deux ans plus tard, deux pièces qui ne le cèdent en rien aux stances que je viens de louer : je veux parler des Étoiles et du Chant d’Amour. Il n’est pas difficile de reconnaître dans la première de ces deux pièces le souvenir et la trace d’Ossian. Lors même que l’auteur eût négligé de nous révéler son admiration pour les poésies offertes à l’Europe crédule par un faussaire ingénieux, lors même qu’il n’eût pas confessé sa sympathie exaltée pour Macpherson, la lecture des Étoiles ne laisserait aucun doute à cet égard. Et pourtant, malgré le souvenir de Macpherson, les Étoiles nous charment et nous émeuvent. C’est que le poète