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ce paradoxe ni dans son commentaire sur Shakspeare, ni dans aucun autre de ses ouvrages imprimés. Ce propos n’était qu’une des mille boutades où il se laissait si facilement emporter dans la chaleur de la conversation, et où le poussaient particulièrement ses préjugés contre les comédiens[1]. Quoi qu’il en soit, avant la fin du dernier siècle, un joueur de marionnettes, nommé Henry Rowe, sans connaître assurément l’opinion du grand critique, conçut l’idée hardie de faire jouer en entier les pièces de Shakspeare par ses acteurs de bois. Il récitait lui-même et avec talent, dit-on, toutes les parties du dialogue. Il continua ces représentations pendant plusieurs années dans la ville d’York, sa patrie. Et, ce qui est encore plus digne de remarque, non-seulement il joua ainsi fort long-temps Macbeth, mais il fit imprimer, en 1797, une édition critique de cette pièce, et ce travail d’un humble puppet-showman tient aujourd’hui dignement sa place parmi les nombreux ouvrages destinés à élucider et à honorer Shakspeare. Ce brave Henry Rowe était d’ailleurs un esprit original et un musicien passionné. On l’appelait le trompette d’York, parce qu’il avait sonné la charge et la retraite à la bataille de Culloden, et que, revenu dans sa ville natale après la soumission des jacobites, il fit, pendant près de cinquante ans, entendre sa trompette dans toutes les solennités publiques. Mort en 1800, il a mérité que l’on conservât sa mémoire dans les vers suivans, où je regrette qu’on n’ait pas rappelé ses marionnettes :

« Lorsque l’ange redoutable sonnera la trompette du jugement, il devra toucher de sa main Harry Rowe, car, sans cela, le pauvre Harry ne se réveillerait pas. Il se méprendrait au bruit de la trompette céleste, et croirait entendre la sienne. Toute sa vie, il a sonné de cet instrument avec habileté et sans relâche, et il en sonnerait encore, si le souffle ne lui avait pas manqué. »

Je voudrais être poète pour consacrer à Henry Rowe une autre épitaphe où j’enlacerais son nom modeste à ceux de Shakspeare, de John Kemble et de mistress Siddons.


CHARLES MAGNIN.

  1. Voyez Malone’s Shakspeare, t. XI, p. 301-303, et James Boswell, Life of Johnson, t. I, p. 146, et t. II, p. 88. L’antipathie du docteur Johnson pour la profession de comédien venait de l’imperfection de ses organes (il avait l’oreille dure et était myope), du peu de succès de sa tragédie d’Irène, et de la grande fortune que Garrick, son élève, s’était faite par un genre de mérite qu’il regardait comme bien inférieur au sien. Cela ne l’empêchait pas, cependant, d’aimer et d’estimer beaucoup ce grand artiste. De son côté, Garrick, que le docteur rudoyait souvent, disait de Johnson qu’il n’avait d’un ours que la peau.