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nos voisins à cet égard sont anciens et réels ; ils sont même antérieurs à l’arrivée de Punch en Angleterre. On se rappelle que, dans les anciennes moral plays, le vieux Vice tenait hardiment tête à master Devil, et lui en remontrait même sur le chapitre des péchés capitaux ; mais au dénoûment master Devil finissait par avoir raison du vieux pécheur ou plutôt de l’antique Péché personnifié, et il emportait le Vice en enfer, sans plus de façon que Judas, le docteur Faust ou le valet de frère Bacon. Eh bien, Ben Jonson, en 1616, soit de sa propre inspiration, soit en acceptant une fantaisie nouvelle de quelque stroller inventif, renversa ce lieu commun, et imagina de nous montrer un pauvre sot de diable, surpassé en malice et en perversité par un simple représentant de l’iniquité humaine. Ben Jonson a réalisé, ou, pour ne rien surfaire, a finement esquissé cette heureuse pensée dans the Devil is an ass (le Diable est un âne). « Autrefois, remarque un des acteurs au dénoûment, le diable avait coutume d’emporter le Vice ; aujourd’hui les rôles sont changés ; c’est le Vice qui emporte le diable. » Cette nouveauté plut au public, et passa du théâtre de Blackfriars sur les théâtres de marionnettes, et Punch, en arrivant de Paris ou d’Amsterdam à Londres, ne manqua pas de s’approprier cette partie du répertoire de old Vice, son devancier[1]. Remarquons toutefois que jusqu’ici la majesté de Satan n’est nullement compromise. Le diable, si mal mené par un fils d’Adam, n’est qu’un démon subalterne, un pauvre diablotin ; ce n’est point Old Nick en personne. Puis, rosser le diable, l’emporter même (to carry away), ce n’est pas le tuer (to kill him). Or, tuer le diable, c’est là la grande affaire, le mot suprême, quelque chose de supérieur, comme le duel de Satan et du Péché dans Milton : c’est là aussi le grand exploit de Polichinelle. Si Ben Jonson n’a pas poussé sa pensée jusqu’à ce point extrême, il est juste au moins de reconnaître qu’il s’en est singulièrement approché. D’ailleurs la multitude anglaise a bien compris que c’est dans l’étrangeté même de ce dénoûment fantastique que réside toute l’excellence du drame de Punch and Judy. Au rapport de M. Pagne, un certain joueur de marionnettes ambulant ayant un jour refusé, par scrupules religieux ou autres, de faire tuer le diable par maître Punch, non-seulement vit s’évanouir l’espoir de sa collecte, mais fut hué et maltraité par les spectateurs[2].

  1. Le docteur Johnson a dit, dans une note sur Hamlet, que « the Vice est l’antique bouffon des farces anglaises dont le moderne Punch est descendu. ».M. Douce (Illustrations on Shakspeare, t. II, p. 251) n’a pas eu beaucoup de peine à prouver qu’aucun lien de parenté ne rattache Punch au vieux Vice ; mais ce n’est pas là non plus ce qu’avait voulu dire Johnson. Sa pensée, qu’il a mieux exprimée dans sa note finale sur Richard III, est que Punch, en offrant à la foule un type supérieur de difformité physique et morale, a supplanté le Vice et lui a naturellement succédé dans les farces.
  2. Punch and Judy, p. 66.