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Cependant les motion-men ne se sont pas contentés de jouer des chronicle-plays ; ils ont porté leur ambition plus haut : ils ont voulu représenter des tragédies proprement dites. Dekker, contemporain de Shakspeare, nous dit en propres termes qu’il a vu Julius Cæsar et le Duc de Guise joués par les marionnettes (acted by mammets)[1]. Son témoignage est confirmé par celui de deux écrivains du même temps, John Marston et l’auteur inconnu d’une comédie intitulée : the Woman out of her humour. On se demande tout d’abord quels étaient ce Duc de Guise et surtout ce Julius Cæsar. Il est probable que la première de ces tragical puppet-plays était prise en partie du drame de Christophe Marlow, the Massacre of Paris, with the death of the Duke of Guise. Quant au Julius Cæsar, l’éditeur de Punch and Judy n’hésite pas à croire que c’était la tragédie de Shakspeare ; mais cette opinion, qui d’ailleurs n’aurait en soi rien d’invraisemblable, est renversée par une impossibilité chronologique. C’est en effet dans the Dutch Courtesan, comédie imprimée en 1605, que Marston a fait mention du Jules César des marionnettes, et la tragédie de Shakspeare n’a paru au plus tôt sur la scène qu’en 1607[2]. Il est donc certain que le Julius Cæsar des puppet-shows n’a pu être emprunté que d’une des pièces, en assez grand nombre, composées sur ce sujet avant Shakspeare[3], peut-être de celle qui fut représentée devant Élisabeth le 1er janvier 1563, et dont les curieux ont gardé le souvenir, comme du premier drame anglais dont le sujet ait été tiré de l’histoire romaine. Dans tous les cas, et quelle qu’ait été cette pièce, elle n’a pu être représentée sur un puppet-show que par extraits, puisque Lanthorn Leatherhead vient de nous apprendre que les joueurs de marionnettes donnaient alors jusqu’à neuf représentations de la même pièce en une soirée.

Cette irruption des puppet players dans le répertoire classique blessa vivement l’amour-propre et les intérêts des auteurs et des comédiens. Aussi n’ont-ils laissé échapper aucune occasion de déprécier leurs impertinens émules. C’est même dans les railleries qu’ils leur lancent sans cesse que nous avons recueilli nos meilleures et nos plus sûres informations. Les vieux motion-men eux-mêmes, habitués à faire agir et parler les personnages de la Bible et les héros bien connus des ballades nationales, durent se montrer peu favorables à cette innovation. Ben Jonson qui, dans la Foire de Saint-Barthélemy, a, comme on l’a vu, mis si plaisamment en scène un joueur de marionnettes de la vieille

  1. M. Gifford (Works, etc., t. IV, p. 532) et l’éditeur de Punch and Judy enregistrent cet important témoignage de Dekker, mais sans indiquer ni l’un ni l’autre le titre de l’ouvrage où ils l’ont trouvé.
  2. Voyez Malone’s Shakspeare by Boswell, t. II, p. 449,
  3. On peut lire la liste de ces pièces dans l’avertissement qui précède le Julius Cæsar de Shakspeare, édition de M. Boswell, t. XII, p. 2.