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se trouvent à Ghat, ont toujours soin de tenir leur porte fermée le soir, principalement à l’heure du souper : c’est le moment où les Touaricks affamés rôdent comme des loups par la ville, cherchant quelque chose à dévorer. Le tumulte augmenta à la porte du marchand quand la voix du jeune serviteur se fut fait entendre, et les visiteurs réclamèrent l’entrée avec des menaces si terribles, que le marchand, effrayé à bon droit, dit : « Ouvrez. » Une bande de Touaricks s’élança aussitôt dans l’intérieur de la maison. Le premier soin de ces hôtes forcés fut de maltraiter à tour de rôle le malheureux Arabe qui avait parlé le premier pour recommander qu’on tînt la porte fermée. Les fourrageurs cherchaient à souper. Vainement le marchand essaya-t-il de défendre, son repas et celui de ses serviteurs. L’imprudente colère qu’il avait d’abord montrée tomba devant un discours du chef de la bande qui, d’une voix tonnante, lui adressa cette allocution : « La contrée est sûre et paisible, on n’y voit ni voleurs, ni pillards ; vous achetez, vous vendez, vous remplissez vos sacs d’argent, vous allez et vous venez sans être inquiétés. Pour prix de la protection que nous vous accordons, ne pouvez-vous nous laisser apaiser notre faim ? » La résistance eût été une folie. Le souper que le marchand avait fait préparer pour lui et ses serviteurs fut livré à ces convives inattendus. Le cuisinier, en plaçant devant eux le plat de couscoussou, leur dit, non pas : Il pranzo è servito, mais : C’est là notre propre souper et tout ce que nous avons à manger à la maison. — Les Touaricks se jetèrent tous ensemble sur le plat, dont le contenu disparut en quelques minutes.

M. Richardson faillit lui-même être victime de cette mendicité furieuse des Touaricks. Il prenait son repas sur la terrasse de sa maison, lorsqu’il vit entrer deux enfans en guenilles qui crièrent : « A manger ! à manger ! nous voulons manger ! » Le docteur, qui ne les distinguait pas dans l’ombre, s’avança à leur rencontre et s’aperçut, en approchant, que l’un des deux brandissait une lance beaucoup plus grosse que celui qui la portait et faisait mine de vouloir l’en frapper. Il les poussa dehors et ferma la porte. Le lendemain, il rapporta ce singulier incident à un marchand de Ghadamès, et, en même temps, il lui demanda quelle était l’occupation ordinaire des Touaricks. Celui-ci répondit avec indignation : « Mendier, mendier et mendier, telle est leur unique occupation ! Lorsqu’ils se sont procuré de l’argent, ils l’enfouissent, et ils mendient, ils mendient et puis ils mendient encore. »

Après un séjour de près de deux mois dans la ville de Ghat, M. Richardson revint en Europe par le Fezzan. En quittant Tripoli, il avait laissé son noir Saïd aux soins du consul d’Autriche, qui avait promis de le garder à son service ou de lui trouver un autre emploi. Ce nègre était devenu de plus en plus insupportable à mesure que croissait l’indulgence du docteur. Sa principale manie consistait à éclater en sanglots, subitement, sans rime ni raison, quand aucun incident n’était survenu qui fût de nature à déterminer un tel accès. Au sein du calme le plus profond, Saïd poussait tout à coup les gémissemens les plus douloureux. « Qu’est-il arrivé ? » s’écriait M. Richardson éveillé en sursaut. Rien de fâcheux ou d’extraordinaire n’était arrivé, et Saïd ne pouvait donner au docteur que les plus futiles raisons pour expliquer ses gémissemens. Tantôt il pensait à sa femme, mais il lui eût été impossible de désigner laquelle, car ce