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l’attention de ces statues à l’apparence inerte et glacée, et on les verra se lever avec une précipitation d’enfans, — terribles enfans ! et se jeter les uns sur les autres, se pousser, se précipiter vers l’objet qui attire leur curiosité. Après ces alertes, le silence se rétablit aussitôt, et l’on voit les Touaricks rester ainsi sans mouvement durant des heures entières, dédaignant d’échanger une seule parole avec les marchands étrangers. C’est de leur part une preuve de dignité et de supériorité. Dans toute l’étendue des pays barbaresques, la lenteur des mouvemens est regardée comme une marque de noblesse.

Il paraît toutefois que les Touaricks ne croient pas compromettre leur dignité en demandant ou en extorquant l’aumône. Ce sont les mendians les plus obstinés et les plus effrontés qu’il soit possible d’imaginer. La pauvreté est le fruit de la paresse orgueilleuse de ce peuple ; les chefs mendient des présens, les nobles de seconde classe mendient leur nourriture. Dès l’enfance ils apprennent à demander honteusement ou à prendre ce qu’ils ne savent pas se procurer par le travail. L’avidité que ce peuple montre n’est souvent que ridicule ; mais il serait toujours fort dangereux de ne pas la satisfaire. Lorsque M. Richardson eut séjourné quelque temps à Ghat, il porta au fils du sultan des Touaricks de ce pays, le prince Khanouhen, le cadeau que lui doivent tous les étrangers. Parmi les objets qu’il offrit se trouvait un pain de sucre dont la tête avait été cassée. C’était d’ailleurs le seul que le docteur eût en ce moment à sa disposition. Il ne vit pas le prince, qui n’était pas à la ville, mais il fut introduit en présence de sa première femme, Lalla Fatima. La princesse reçut le docteur très poliment, et l’entrevue fut amusante. Le docteur commença par s’excuser de ce qu’il apportait un pain de sucre dont la tête était cassée. En apprenant cette particularité, la dame faillit s’évanouir. « Eh quoi ! s’écria-t-elle, Khanouhen n’est-il pas le vrai sultan ? Mon mari est le maître et le seigneur de tous les Touaricks. Il a la parole prompte et le geste rapide. Tous les étrangers, tous les marchands, tous les chrétiens qui viennent ici entendent ses ordres et s’empressent d’y obéir. Et vous lui apportez un pain de sucre dont la tête est cassée ! Ah ! cela n’est pas bien ! ce n’est pas ainsi qu’on agit, et je tremble pour vous. » M. Richardson fit observer qu’il se trouvait dans l’impuissance de se procurer un pain de sucre entièrement neuf et parfaitement intact. Lalla Fatima se rejeta alors sur autre chose. « Les gants que vous apportez, dit-elle, ne sont pas pour moi. Khanouhen les donnera à son autre femme à la campagne. Il faut en apporter pour moi. » Le docteur l’engagea à partager ceux qu’il offrait. Elle répondit : « Ah ! Khanouhen aime sa femme de la campagne bien mieux que moi. » Et, en disant ces mots, elle se mit à rire, au moment où M. Richardson s’attendait à la voir pleurer. Il ne put se tirer de ses mains qu’après lui avoir promis de lui donner, lorsqu’il reviendrait à Chat, des colliers de verroterie, ainsi qu’un cadenas et une clé.

À quelques jours de là, le docteur assista à une scène de mendicité qui parut au moment de tourner au tragique. Il passait la soirée, selon son habitude, chez un riche marchand de Tripoli qui était venu à Chat pour affaires de commerce. La porte extérieure fut tout à coup violemment ébranlée. Un jeune serviteur arabe cria suivant l’usage du pays : — Qui est là ? et, sans attendre la réponse, il ajouta : — N’ouvrez pas ! — Les marchands de Ghadamès et de Tripoli, quand ils