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consul de la Grande-Bretagne était le véritable pacha de cet état barbaresque, nominalement placé sous la domination de la Porte. Ce consul, à l’époque du départ de M. Richardson, était le colonel Warrington, et il possédait une autorité dont un incident assez curieux pourra faire connaître l’étendue. Un jour, le pacha prit je ne sais quelle mesure que le consul anglais crut devoir considérer comme une atteinte portée à sa dignité. Lorsqu’on lui rapporta le fait, le colonel se promenait à cheval. Mettant aussitôt pied à terre, il courut au palais, et il se présenta, le fouet en main, devant sa hautesse. Cette entrée incivile répandit la consternation parmi les courtisans. En ce moment, le pacha donnait audience à un Italien, qui, voyant la fureur peinte sur les traits de M. Warrington, s’écria : « Che cosa vuole, signore consoue ? — Dites-lui, répondit le colonel en anglais, dites-lui qu’il est une canaille ! » - Fort heureusement, l’Italien ne savait pas l’anglais, et l’interprète de sa hautesse était absent ; mais le colonel fit, avec le fouet qu’il avait à la main, un geste plus brutal encore que ses paroles. Le pacha fut saisi d’effroi, et le lendemain il donna au colonel des explications, après lesquelles M. Warrington le fit rentrer en grace, le reçut à dîner et le grisa malgré la loi et le prophète.

Du reste, le colonel Warrington n’avait pas le commandement monotone ; il avait plusieurs manières d’imposer ses volontés. Tantôt il exigeait l’obéissance avec violence, comme dans la scène précédente ; tantôt il condescendait à railler agréablement le pacha et à cacher sous une aménité apparente la griffe du lion britannique. On sait de quel respect religieux les musulmans entourent les tombes. Le pacha apprit que des Anglais avaient profané des cimetières en remuant des sépulcres pour en tirer des ossemens. Il envoya dire au consul de venir en toute hâte. M. Warrington, ayant endossé son plus bel uniforme, se rendit au palais, accompagné de son chancelier, de son drogman et du vice-consul. Il fut introduit en plein divan. Sa hautesse l’attendait entourée des principaux fonctionnaires ; on l’invita à s’asseoir, puis, avec une figure allongée et du ton le plus solennel, le pauvre pacha demanda s’il était vrai que les chrétiens enlevassent du pays tous les ossemens qu’ils pouvaient se procurer, ajoutant que les cimetières même avaient été mis à contribution pour cette exportation sacrilège. — Le colonel, sans se déconcerter le moins du monde, félicita le pacha d’avoir assemblé le divan pour l’entretenir d’un si important, sujet. « Je trouve fort inconvenant, ajouta-t-il, que les chrétiens aillent chercher jusque dans les tombeaux des ossemens pour les emporter en Europe. — Comment, inconvenant ! s’écria le pacha ; mais celui qui se rend coupable d’une pareille impiété mérite d’avoir la tête tranchée. — Si vous le voulez, répliqua le consul ; comme il plaira à votre hautesse. » Rassuré par ces paroles, le pacha pria le colonel de lui expliquer quel emploi les chrétiens pouvaient faire de tous ces ossemens. M. Warrington, prenant alors son plus grand air, daigna répondre sérieusement : « Veuillez m’écouter avec calme, dit-il à sa hautesse. Vous prenez du café ? — Oui. — Vous mettez du sucre dedans ? — Oui, répliqua le pacha impatient. — Ce sucre est blanc ? — Oui, oui. — Sachez donc, dit le consul, que l’on emploie les vieux ossemens pour blanchir le sucre. » Une explosion unanime de Allah ! s’éleva du sein de l’assemblée, et le colonel, saluant et souriant, souriant et saluant, tourna le dos au pacha, puis revint à sa demeure. Sa hautesse fit publier le lendemain, pour la forme, une défense