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La frontière persane n’était qu’à trois lieues de Bayazid. Après avoir fait nos adieux aux officiers d’Hafiz-Pacha, nous nous hâtâmes de la gagner. Nous quittions l’Arménie sans regret. Ce pays ne nous avait partout offert qu’un aspect sauvage et triste, des montagnes rudes et difficiles, couvertes de neige, inabordables, une nature désolée, grande seulement de solitude, et des huttes inhospitalières peuplées d’habitans farouches. Quel contraste entre l’Arménie telle que nous l’avions vue et l’Arménie telle que nous la rêvions, telle que nous la montre l’histoire, telle même qu’encore aujourd’hui elle se révèle à l’Europe par les savans collèges que l’élite de sa population y a fondés ! C’était sous ce dernier aspect que nous nous plaisions encore à contempler l’Arménie, même après avoir franchi les frontières de la Perse.


III

Que l’on remonte le cours des siècles, on voit l’Arménie toujours puissante et valeureuse ; encore idolâtre, elle repousse les aigles romaines ; devenue chrétienne, elle défend sa foi contre les khalifes ; quelquefois victorieuse, souvent vaincue, elle se relève toujours pour venger son indépendance et s’affranchir de ses ennemis sans cesse renaissans. Ces ennemis pourtant ne lui laissent point de trêve : à l’occident, les Romains sont à peine repoussés, qu’aussitôt les Parthes l’envahissent du côté de l’orient ; les Grecs ou les Arabes ont-ils enfin cessé de l’inquiéter au midi, ce sont les montagnards du Caucase ou les Tartares qui font irruption dans ses provinces septentrionales. Les Arméniens, pendant plus de vingt siècles, eurent à soutenir avec leurs voisins des luttes glorieuses, qui devaient se terminer par un asservissement complet.

Aujourd’hui on cherche en vain cette nation, on ne la voit pas ; l’histoire des temps modernes interrogée reste muette : l’Arménie est tombée sans bruit. Le voyageur rencontre à peine quelques débris épars de sa population, qui ont conservé traditionnellement quelque chose de ses mœurs, de sa langue ; quant à son indépendance, il n’en faut plus parler. Courbées sous le joug, quelques rares familles de pasteurs arméniens ne connaissent plus la liberté ; elles ’ont perdu le sentiment de la patrie, et plient le genou devant les pachas turcs ou les officiers russes. L’Arménie, comme la Pologne au dernier siècle, a été dépecée, partagée : elle s’est vue divisée entre la Turquie, la Perse et la Russie. Comme autrefois les Juifs, les Arméniens, fugitifs ou emmenés par leurs conquérans, ont été transplantés sur d’autres sols ; ils errent çà et là du nord au midi, d’Asie en Europe.

L’Arménie se divisait en grande et petite : l’une était le pays primitif, originel, ou Arménie proprement dite ; l’autre était une annexe