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du pacha pour lui faire nos adieux. Dans cette dernière visite, il se surpassa encore en cordiale amabilité. Il nous témoigna avec une affection sincère le chagrin qu’il éprouvait de nous voir le quitter si tôt. Il avait espéré, disait-il, que les glaces de l’hiver et les passages si difficiles à franchir dans les montagnes nous auraient retenus auprès de lui quelque temps. Il ajoutait « qu’il ne nous oublierait jamais, qu’il s’estimait bien heureux de nous avoir connus ; que, dans le cours de sa vie, il avait quelquefois rencontré des hommes aimables et qu’il avait affectionnés, mais que jamais il n’en avait trouvé autant réunis. » Ce compliment était certes aussi flatteur que bien tourné. Il ne fallut pas moins que tout l’esprit et tout le savoir de l’interprète de l’ambassade pour n’être pas en reste de gracieuseté avec le pacha. L’ambassadeur mit à profit la bonne disposition où il le voyait pour lui demander la grace d’un chrétien. Ce malheureux, pris d’une velléité d’apostasie avait voulu se faire circoncire ; mais le repentir l’avait fait reculer, et il ne voulait plus devenir mahométan. La loi musulmane est formelle sur cet article ; elle entraîne la peine de mort. Cependant le pacha accorda la grace du pauvre chrétien, en disant « qu’il ne savait pas, comment il s’arrangerait avec les mollahs, très fanatiques dans cette partie reculée de l’empire ottoman. »

Nous prîmes congé d’Hafiz-Pacha, enchantés de lui, très reconnaissans aussi de sa brillante et cordiale hospitalité. De son côté, il paraissait très ému en nous répétant : « Koch-Gueldin… Allah saklasen (vous êtes les bienvenus, Dieu vous conserve !) »

Pendant la durée de notre halte à Erzeroum, l’ambassadeur avait reçu la visite de tous les Européens, agens politiques ou autres, qui habitaient cette ville. Parmi les premiers, les seuls qui.fussent accrédités officiellement étaient le consul d’Angleterre et celui de Russie ces deux puissances sont les seules qui, à partir de ce point, aient des représentans en Asie. La France n’en a aucun ; Trébisonde est la limite extrême du rayonnement de son influence dans le nord du continent oriental. Dans une autre direction, l’influence française s’étend sur quelques points du littoral de la Méditerranée, puis, franchissant les déserts du sud, elle déployait encore naguère son pavillon à Mossou et à Bagdad ; mais il ne flotte plus aujourd’hui dans ces deux villes, et dans tout l’intérieur de l’Asie-Mineure, en Arménie, en Kurdistan, en Perse et au-delà, jusqu’en Chine, il ne se rencontre aucun agent français. Aussi le terrain politique, c’est-à-dire celui des intrigues, celui où se joue le sort de ces vastes pays, est-il exclusivement abandonné à l’ambition envahissante de la Russie et de l’Angleterre. Cet. abandon porte ses fruits depuis long-temps : ces deux nations sont toutes-puissantes sur ce vaste théâtre du monde asiatique où la France est à peine connue de nom, et où son indifférence lui méritera un jour, devant l’humanité, le reproche de n’être pas intervenue.