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verve, ses passions, ses éclats bruyans, ses vives et soudaines illuminations, sa partialité, ses calomnies et surtout sa puissance.

La comédie d’Aristophane n’est guère qu’un dialogue satirique en vers, mêlé de chœurs ; point d’intrigue : tout prétexte lui est bon pour attaquer ses ennemis. Dans les Chevaliers, Cléon, le démagogue, était insulté avec une violence telle qu’aucun acteur n’osa représenter ce personnage, alors tout-puissant à Athènes. Aristophane prit hardiment le masque, se chargea du rôle de Cléon, en dénonçant aux spectateurs la tyrannie qui le réduisait à jouer lui-même sa pièce. En lisant cette pièce aujourd’hui, et en songeant que le nom de ce malheureux Cléon n’arrive à nous que défiguré par les sanglantes blessures du poète, nous trouvons bien plutôt que le tyran ici, c’est Aristophane. Dans les Nuées, le poète attaque les philosophes, Socrate en tête, qui tournaient en ridicule la religion de la république, et, par leur méthode d’argumentation, mettaient tout en problème, jusqu’aux notions fondamentales du juste et de l’injuste ; mais c’est surtout pour le peuple athénien que sont réservées les vérités les plus dures. Dans les pièces d’Aristophane, le peuple est représenté sous les traits d’un bonhomme ridicule, quelque Cassandre, volé par ses valets, plumé par les courtisanes, trompé par des parasites flatteurs, qui, en exaltant ses vertus, ou déplorant les injustices qu’il essuie, boivent son vin et lui soutirent son argent. Il est vain, léger, crédule, gourmand, vantard : à Marathon, c’est lui qui a fait fuir les Perses ; à Salamine, Thémistocle était perdu, si lui n’avait ordonné une manœuvre qui sauva la flotte. Il était aussi à la dernière assemblée du Pnyx ; il a parlé deux heures, et entraîné tous les juges. — Le peuple athénien écoutait tout ; on lui plaisait en le flattant, et on ne lui déplaisait pas en lui reprochant ses défauts. C’est qu’il voulait surtout qu’on s’occupât de lui, qu’on l’amusât. À ce prix, il pardonnait tout. Aussi que de sacrifices faits à cette nécessité ! Toutes les licences théâtrales, depuis la Mandragore de Machiavel jusqu’aux pièces de Collé, jouées après les petits soupers de la régence, ne sont que propos de philosophes et plaisanteries discrètes à côté des énormités d’Aristophane. Sans parler ici de la corruption tant reprochée aux mœurs grecques, et qui échappe, par son indignité même, à la réprobation de la critique, dans tout le reste, quelles grossièretés volontaires ! quelles équivoques obscènes ! quel cynisme dans les paroles ! Rabelais et Brantôme en donnent à peine quelque idée. Point d’artifice de langage, aucun de ces stratagèmes délicats par lesquels l’esprit français s’est toujours plu à faire accepter les images les plus vives. Ici, toute chose s’appelle par son nom, et on y parle de toutes choses. Certes, il a fallu un grand dévouement à la science et au grec, pour qu’une femme ait traduit Aristophane. Mme Dacier n’était encore que Mlle Lefèvre lorsqu’elle entreprit cette œuvre héroïque, et si elle avait épousé un homme