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une nouvelle industrie prêtait à la prédication démagogique un perfide et puissant organe : la lithographie, cette imprimerie à l’usage de ceux qui ne savent pas lire, triomphait de toutes les difficultés qui s’étaient opposées à sa diffusion, et allait prêter son crayon à toutes les débauches de la pensée, à toutes les rancunes des partis ; vive, railleuse, insultante, sans respect ni pitié, elle exposa aux gémonies populaires ses victimes désarmées. Le crayon fut plus audacieux que la plume ; ce qu’on n’osait point écrire, on le dessinait. On pouvait encore se défendre contre les injures de la presse : les bonnes raisons, les démentis, le silence même, en faisaient quelquefois justice ; mais, contre les outrages de la caricature, tout fut impuissant, le dédain comme la colère. Si vos discours et votre conduite, si vos actions échappaient à l’insulte, quelque trait exagéré de votre figure, que dirai-je ? un nez allongé ou raccourci suffira à la malignité du crayon ; on créera de vous je ne sais quel type ridicule et bientôt populaire, d’après lequel les petits enfans eux-mêmes vous reconnaîtront sans vous avoir jamais vu ; c’est ainsi que les Apelle de nos jours transmettront à la postérité l’image de nos grands hommes.

Je n’ai jamais compris par quel aveuglement on avait laissé prendre à la caricature cette extension déplorable. L’exemple de l’Angleterre ne signifie rien dans la matière. Il y a dans les mœurs anglaises un fonds de respect et de soumission à la hiérarchie qui permet d’obéir encore à un supérieur qu’on a tourné en ridicule ; en France, cela est impossible ; le ridicule est mortel à toute autorité. Sous cette nouvelle forme, visible et à la portée des plus vulgaires intelligences, toutes les calomnies ressassées contre le gouvernement pénétrèrent jusque dans les dernières couches du peuple ; tous les pamphlets contre la liste civile ont moins dégradé la majesté royale et perverti l’opinion que ces tristes caricatures où un Harpagon à la face hébétée, une couronne par-dessus son bonnet de coton, entassait des sacs d’argent au fond de quelque trappe mystérieuse. On sait aujourd’hui comment la royauté, de juillet a dépensé 20 millions de son patrimoine pour consacrer à la gloire de la France le palais de Louis XIV. Le mal fut grave et profond il ne dépendait en quelque sorte de personne de s’y soustraire. En dépit de vous, la calomnie déposait au fond de votre esprit ses plus ignobles images. Vous pouviez ne pas lire les journaux qui outrageaient la dignité royale ; mais, à l’étalage de chaque boutique, vos yeux rencontraient forcément quelque grossière insulte contre tout ce qu’on devait respecter ; l’image, malgré vous, pénétrait et restait dans votre esprit, vous n’étiez plus maître de l’écarter ; le mal avait fait de vous son complice. Il en est du respect comme de la pudeur : ce sont des vertus fragiles et qu’un souffle dissipe : sans que la volonté y consente, on les peut détruire ; les yeux n’ont pas regardé, mais ils ont vu ; l’oreille