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n’a converti personne. La mollesse et les hésitations de la censure laissaient peu à peu s’introduire et reparaître sur le théâtre toutes les doctrines funestes contre lesquelles la société l’avait appelée à sa défense. Au milieu de l’ardeur stérile des débats parlementaires, un travail désorganisateur, je ne sais quelle conspiration du mauvais esprit se faisait jour dans les derniers rangs de la société : — que d’hommes, je l’ai dit en commençant, n’ont jamais eu d’autre image du monde et presque d’autre rapport avec la société que par le théâtre ! C’est un malheur, c’est le malheur inévitable surtout des grandes villes ; on est si près et si loin ! On s’ignore, on est étranger les uns aux autres, et comme dans l’antiquité ce mot d’étranger signifie presque ennemi. La multitude ne connaît de l’organisation sociale, de cette foule brillante qui s’agite au-dessus d’elle, de ces riches qui, de loin, lui paraissent si heureux, que ce que lui en apprend le théâtre ; c’est là seulement qu’elle voit parler, agir, vivre devant elle ces classes supérieures, objet naturel de sa curiosité, de son envie. Comment les représente-t-on ? Sur les théâtres, et surtout sur les théâtres destinés particulièrement au peuple, il y a comme des types convenus, masques menteurs et hideux, dévoués à la haine du spectateur. Aux théâtres du boulevard, tous les gens du monde ont des richesses immenses qu’ils doivent à quelque forfait secret ; ces richesses servent à exploiter quelque criminelle passion. Toutes les femmes sont adultères ou empoisonneuses ; les grandes dames n’ont de bontés que pour leurs laquais ; enfin on crée à plaisir, pour le peuple, une société de voleurs, d’assassins, d’escrocs et de femmes perdues, et on dit à ce peuple : « Voilà les gens qui vous gouvernent ! voilà les gens pour lesquels vous travaillez, les gens qui vous exploitent ; ce sont des misérables ! » Alors l’envie s’ennoblit aux yeux du pauvre, elle revêt presque le caractère de la justice. C’est une mission vengeresse contre les vices de la société ! Quand il est prouvé que toutes les richesses sont mal acquises, le vol n’est plus un crime, c’est la restitution au profit des pauvres. Si, dans le monde, tous les enfans sont le fruit de l’adultère, quel droit ont-ils à l’héritage de leur père ? Quel prétexte reste-t-il aux défenseurs stupides de l’hérédité et de la famille ? Oui, vous avez raison, si la propriété est en effet le vol, si le mariage est l’adultère, le communisme n’est plus le bouleversement des lois divines et humaines, c’est le règne de la vérité et de la justice : il remet toutes choses à leur place ; c’est le grand justicier d’une société coupable ! Depuis trente ans, on a laissé stoïquement étaler ces peintures, on a nourri nos générations de ces maximes, et l’on s’étonne que le poison ait peu à peu filtré, qu’il ait pénétré dans les masses ! on s’étonne qu’une multitude ignorante n’ait pas découvert la calomnie sous la déclamation, l’envie sous le masque d’une pitié sympathique pour ses souffrances !

Tandis que les théâtres du boulevard poursuivaient leur fatal enseignement,