Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 10.djvu/633

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et devint un auxiliaire puissant pour ses doctrines. Les dernières pièces de Voltaire sont des prédications pour ce qu’il appelle la cause des honnêtes gens[1]. L’art en a disparu presque autant que de celles de ses disciples Marmontel et La Harpe ; l’art, le beau, semblent n’être plus pour eux que l’objet secondaire ; ce qu’ils poursuivent, c’est une idée abstraite. Ils font des tragédies contre le fanatisme, ou contre le droit d’aînesse, ou l’intolérance[2], comme on a fait depuis des motions ou des discours ; elles n’ont guère plus de valeur.

Rien de décisif dans ces années de langueur politique et littéraire, où s’éteignait le règne de Louis XV, jusqu’à ce que j’appellerai la grande crise théâtrale du Mariage de Figaro. L’effet de cette pièce dépassa toutes les limites connues jusqu’alors, et il n’a jamais été égalé depuis. J’ai vu des gens qui avaient assisté à cette journée, convaincus que le Mariage de Figaro avait amené la révolution de 1789, et qu’on l’eût prévenue si on avait défendu la pièce. C’est aller trop loin. Les généalogies d’idées remontent plus haut. Pour être nouvelles, les idées ne sont pas des parvenues dans ce monde : elles viennent de loin, elles ont aussi leurs ancêtres, et ne font point leur chemin en cinq ni dix ans ; mais cette exagération explique bien l’impression profonde que reçurent et gardèrent les assistans. Depuis, la plupart ont vu la révolution et la terreur, et, après les avoir vues, ils ont pu croire encore que ces terribles Euménides étaient bien les filles de cette comédie qu’ils avaient applaudie.

Le témoignage d’un contemporain va nous associer à ces impressions. « Ç’a été sans doute aujourd’hui, lisons-nous dans les Mémoires de Bachaumnont[3], pour le sieur Beaumarchais, qui aime si fort le bruit et le scandale, une grande satisfaction de traîner à sa suite, non-seulement les amateurs et curieux ordinaires, mais toute la cour, mais les princes du sang, mais les princes de la famille royale, de recevoir quarante lettres en une heure de gens de toute espèce qui le sollicitaient pour avoir des billets d’auteur et lui servir de battoirs ; de voir Mme la duchesse de Bourbon envoyer dès onze heures des valets de pied au guichet attendre la distribution des billets indiquée pour quatre heures seulement ; de voir des cordons bleus confondus dans la foule, se coudoyant, se pressant avec les Savoyards, afin d’obtenir une place ; de voir des femmes de qualité, oubliant toute décence et toute pudeur, s’enfermer dans les loges des actrices dès le matin, y dîner et se mettre sous leur protection dans l’espoir d’entrer les premières ; de voir enfin la

  1. Olympia, 1762 ; les Guèbres, 1769 ; le Droit du Seigneur, 1779.
  2. « D’Argental demande des adoucissemens sur la prêtraille, écrit Voltaire à propos d’Olympia, mais c’est la chose impossible, la pièce n’étant fondée que sur l’horreur que la prêtraille inspire. » 14 aug. 1768.
  3. Voyez les Mémoires de Bachaumont, tome XXV. — Le Mariage de Figaro fut représenté le 27 avril 1784.