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la comédie des Philosophes. Il faudrait citer tous les mémoires du temps pour faire comprendre le scandale, le tumulte, la sédition qu’excita cette pièce, aujourd’hui à peu près oubliée. On était alors au plus fort de la guerre de sept ans ; la France venait de perdre la bataille de Rosbach : de quoi s’occupait-on à Paris ? « Rien ne peint mieux le caractère de cette nation, écrit Grimm, que ce qui vient de se passer sous nos yeux. On sait que nous avons quelques mauvaises affaires en Europe ; quel serait l’étonnement d’un étranger qui, arrivant à Paris dans ces circonstances, n’y entendrait parler que de… Palissot ! Voilà cependant où nous en sommes, et si la nouvelle d’une bataille gagnée était arrivée le jour de la première représentation des Philosophes, c’était une bataille perdue pour la gloire de M. de Broglie, car personne n’en aurait parlé[1]. »

La comédie de Palissot était une satire pleine de sarcasmes et d’injures grossières : Diderot, Helvétius, d’Alembert, Rousseau, figuraient sous des noms à peine déguisés par quelques transpositions de lettres. Pour qu’on ne se trompât point, quand l’anagramme manquait, l’auteur avait mis dans la bouche de ses personnages des fragmens empruntés à leurs écrits les plus récens. D’ailleurs, « ils étaient tous traduits sur la scène, dit l’abbé Morellet[2], comme des coquins ennemis de toute autorité et destructeurs de toute morale. » Ils jouaient, à vrai dire, dans la pièce le rôle que Molière a donné au Tartufe, au grand scandale de beaucoup d’honnêtes gens et de vrais dévots : tristes et éternelles représailles de l’esprit de parti. — Un misérable, sous de beaux semblans de désintéressement et de philosophie, s’est introduit chez Cydalise, sorte de bel esprit, entichée de la philosophie et des philosophes. Il est au moment d’épouser sa fille, lorsqu’il est démasqué par un valet habile qui, pour pénétrer jusqu’à Cydalise, a pris le déguisement du philosophe Jean-Jacques. Ce personnage entrait sur la scène marchant à quatre pattes et mangeant des laitues :

Au lieu du Misanthrope on voit Jacques Rousseau,
Qui, marchant sur ses mains et mangeant sa laitue,
Donne un plaisir bien noble au public qui le hue[3].

On applaudit avec plus de justice une situation dont l’idée est originale et comique, et qui, par un côté d’ailleurs, tient au fond même de cette étude : c’est la scène où le philosophe Valère enseigne à son valet que tout est commun entre les hommes ; la naissance et la fortune étant, donc des caprices du hasard, le vol n’est pas un crime, mais une tendance vers l’égalité. Là-dessus le valet, goûtant fort cette morale, vole la tabatière de son maître :

  1. Corresp. de Grimm., juin 1760.
  2. Mémoires, tome 1er.
  3. Le Russe à Paris, — Voltaire.