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charité on s’est précipité dans cette voie sans issue ! On a supputé les facilités toujours plus nombreuses que la civilisation et le progrès des sciences ont apportées à toutes les classes, les améliorations introduites chaque jour dans la demeure, dans le vêtement, dans la nourriture des classes laborieuses ; on a comparé nos villes modernes, pavées, éclairées, assainies, avec les cités du moyen-âge, enfoncées dans la boue, dans les ténèbres et les épidémies ; les chemins de fer, ces ailes du XIXe siècle, avec les chemins lents et poudreux que parcouraient, il n’y a pas cinquante ans encore, le riche dans sa pesante voiture, l’ouvrier un bâton à la main. Notre charité, encore plus que notre orgueil, s’est complu à ces comparaisons ; mais, quand on a voulu se rendre compte du résultat, quand on a voulu savoir de quel pas la félicité publique avait suivi les progrès de la prospérité publique, s’il y avait enfin sur la terre un plus grand nombre de créatures humaines heureuses et contentes de leur destinée, alors une triste vérité s’est révélée. À part un petit nombre d’exceptions, l’aisance universelle n’avait créé qu’une plus grande somme de désirs, d’ambitions et de mécontentemens. Nos besoins, nos désirs surtout, s’étaient augmentés dans la proportion arithmétique, quand les moyens préparés pour les satisfaire n’avaient suivi que la proportion géométrique. On était dix fois plus riche et cent fois plus besoigneux. Toute politique fera fausse route, qui ne tiendra pas compte de cette disposition des esprits. Agiter les imaginations, c’est se créer l’impossibilité de les satisfaire jamais. Ce qu’on appelle le progrès aura beau faire ; il ne suivra jamais l’imagination et ses désirs dans leur essor sans limites. On n’a fait qu’étendre l’horizon déjà si vaste de la cupidité et de l’envie. Bien que l’envie, en effet, soit l’un de ces vices qui viennent de bas en haut et s’attaquent à ce qui est supérieur, elle suppose certains rapports d’égalité. L’envie est, comme l’amour, un certain désir excité par l’espoir d’atteindre à l’objet envié. En proclamant l’égalité universelle, on avait créé l’envie universelle.

Si le bonheur, pour les peuples comme pour les individus, au lieu d’être une disposition de l’ame, était en effet dans la multiplication des objets destinés à nos besoins ou à nos plaisirs ; si le nombre et la variété des amusemens faisaient le bonheur, le peuple de Paris serait heureux entre tous. L’ancienne Rome, Rome servie par les tributs du monde entier, n’avait qu’un cirque pour les plaisirs du peuple-roi. Il y a à Paris vingt-six théâtres en plein exercice et plus de cent cinquante cafés-théâtres, concerts et bals publics ; soixante mille spectateurs peuvent y trouver place tous les soirs. Ainsi, en estimant à six cent mille la population adulte de la capitale, chaque habitant pourrait assister une fois la semaine à ces divertissemens populaires. Depuis l’Opéra et le Théâtre-Français jusqu’au théâtre des Funambules