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poétique, doit être considéré comme supérieur à Géricault, Géricault, sous le rapport de l’exécution, est incontestablement supérieur à Gros. Préoccupé très justement de l’effet dramatique, Gros néglige trop souvent l’imitation de la réalité, surtout dans les figures du premier plan ; il se contente d’indications grossières et ne prend pas la peine de modeler ce qu’il indique. Géricault, sans accorder moins d’importance à l’effet dramatique, traite avec un soin persévérant l’imitation de la réalité ; il s’efforce d’en reproduire tous les détails avec un soin scrupuleux, et ses efforts sont presque toujours couronnés de succès. La poitrine du jeune homme étendu aux pieds de son père, qui est sans contredit la figure la plus remarquable du tableau que j’étudie, ne laisse rien à désirer sous le rapport de l’imitation ; les fausses côtes sont indiquées avec une précision qui défie tous les reproches. On trouverait difficilement, dans l’histoire entière de la peinture, un modèle rendu plus exactement. Toutes les parties de ce cadavre sont traduites avec une fidélité qui étonne, qui épouvante. Ni David, ni Girodet, ni Gros n’ont jamais trouvé, pour représenter la forme humaine la puissance, l’énergie que nous admirons dans Géricault. Le Déluge de Girodet, si justement applaudi d’ailleurs pour la science qu’il nous révèle, demeure bien loin de la figure qui tout d’abord attire l’attention dans le Radeau de la Méduse.

Ainsi l’Italie, que tant d’esprits étroits regardent comme une épreuve dangereuse, loin d’altérer l’originalité de Géricault, lui a laissé toute sa puissance, et je puis même affirmer qu’elle l’a doublée. L’élève de Guérin, en étudiant les murailles de Rome, n’a pas renoncé à ses instincts et n’a emprunté aux maîtres italiens qu’une méthode plus sûre pour les contenter. C’est ce qui arrive toujours aux natures vraiment fortes. Le spectacle des grandes œuvres ne peut énerver que les natures indigentes. Tous les esprits doués de riches facultés, en contemplant les efforts suprêmes du génie humain se sentent saisis d’une émulation généreuse, et, sans se proposer une imitation servile, s’efforcent de dérober aux maîtres privilégiés les secrets de tout ce qu’ils ont si glorieusement pratiqué. Ils demeurent ce qu’ils étaient avant de se trouver face à face avec ces œuvres immortelles ; ils gardent leur nature, leurs voeux, leurs inspirations, et n’emploient leur énergie qu’à surprendre les ruses du métier. Pour ma part, je crois sincèrement que Géricault, s’il n’eût pas visité l’Italie, n’aurait pas donné au Radeau de la Méduse la beauté qui nous étonne et qui assure la durée de son nom.

Quel rang faut-il donc assigner à Géricault dans l’histoire de l’école française, dans l’histoire générale de la peinture ? Il est incontestable, et je me suis efforcé de le prouver, que Géricault, dans les ouvrages trop peu nombreux qu’il nous a laissés, a fait preuve d’un immense talent ; .mais à quoi ce talent s’est-il appliqué ? quelle a été sa direction ?