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tout en gardant son indépendance, tout en protestant contre le caractère exclusif de l’enseignement inauguré par David, il reconnaissait la nécessité d’interroger les maîtres sur la manière de comprendre et d’interpréter la nature. Quelques mots me suffiront pour expliquer plus nettement ma pensée : Géricault échappait au danger de la routine en s’adressant tour à tour aux écoles les plus diverses ; l’obéissance ne pouvait rétrécir le champ de son imagination, car il s’inclinait devant des volontés d’origine si variée, que, par sa docilité même, il trouvait moyen de se renouveler, de se multiplier.

Quand on a mesuré d’un regard attentif la route parcourue par Géricault, son habileté n’a plus rien d’inattendu. L’admiration ne s’attiédit pas mais elle se dégage de l’étonnement. Malgré son ardent amour pour la réalité, il n’est pas vrai qu’il ait engagé une lutte immédiate avec le modèle vivant. Si les murs de son atelier offraient à ses amis de nombreuses esquisses faites d’après nature, ils présentaient aux regards étonnés une moisson également abondante de souvenirs recueillis dans toutes les écoles. Ainsi le talent de Géricault, avant de tenter l’expression d’une pensée nouvelle, se formait, se complétait lentement. Tantôt le disciple infidèle de Guérin copiait hardiment ce qu’il voyait sans tenir compte des leçons de l’école ; tantôt, guidé par une prudence supérieure à son âge, il consultait l’interprétation de la nature au lieu de la nature elle-même. Sûr de retrouver sa puissance, son originalité dès qu’il le voudrait, il consentait pour quelque temps à travailler d’une façon impersonnelle. Ce qui se passe aujourd’hui sous nos yeux contraste singulièrement avec les habitude de Géricault. Nous entendons chaque jour annoncer la venue d’un nouveau messie qui doit tout régénérer. Tantôt c’est à la décadence romaine, tantôt à la vie des champs qu’il demande ses inspirations ; mais qu’il nous peigne une orgie antique ou le coma du pauvre, il prétend ne relever, que de lui-même. C’est à lui que commence l’école française. Poussin et Lesueur n’ont jamais vécu, ou n’ont laissé aucune trace durable de leur passage. Il faut laisser aux érudits entêtes le stérile plaisir de rappeler et de vanter les Sacremens et la Vie de saint Bruno. À quoi bon consulter le passé quand il s’agit de renouveler le présent, de conquérir l’avenir ? Et pourtant toutes ces paroles présomptueuses que la raison désavoue, que l’histoire condamne, sont recueillies par des oreilles avides, par des esprits crédules, et le nouveau messie s’enivre d’encens pendant quelques mois ; puis son nom s’efface de toutes les mémoires, et l’oubli fait justice de ses folles prétentions.

C’est dans le Radeau de la Méduse qu’if faut étudier le talent et les avoir de Géricault ; c’est là, en effet, que le peintre a déployé librement toutes les ressources de son imagination et de son pinceau. Ses nombreux dessins, ses ébauches si variées, nous inspirent une légitime