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de Milton, de rendre les ténèbres visibles. C’est à Michel-Ange de Caravage que Géricault a demandé conseil, et c’est avec le souvenir de ses œuvres qu’il a composé le Radeau de la Méduse.

Malgré la prédilection très évidente de Géricault pour Amerighi, il ne faut pas croire qu’il ait choisi les œuvres de ce maître comme objet exclusif de ses études. Tous ceux qui ont vécu dans le commerce familier du peintre français savent à quoi s’en tenir sur la variété, j’allais dire sur l’universalité de ses travaux. Ses amis, ses camarades d’atelier parlent avec admiration du nombre prodigieux de dessins et d’esquisses qu’il avait rapporté de ses voyages. Géricault avait voulu habituer son œil et sa main à tous les procédés, à toutes les ruses de son art, et cette ambition persévérante n’avait pas été déçue. Non seulement il avait copié avec un soin assidu des morceaux importans de tous les chefs d’école depuis Léonard jusqu’à Michel-Ange, non-seulement il avait tenté tour à tour de s’assimiler le style de Sainte-Marie des Graces et du Jugement dernier ; mais, lorsqu’il eût quitté l’Italie, il choisit dans l’école flamande, dans l’école hollandaise des sujets qui ne semblaient pourtant unis par aucune parenté prochaine ou lointaine avec ses méditations habituelles, et s’efforça courageusement d’en reproduire les moindres détails avec une fidélité littérale. J’ai vu des fleurs et des fruits copiés de la main de Géricault d’après un maître hollandais ; voir la précision qui donne tant de valeur à toutes les parties de cette œuvre délicate, je n’aurais pas deviné que l’auteur de cette copie ingénieuse devait un jour peindre le Radeau de la Méduse.

J’insiste sans hésiter sur les études de Géricault, parce qu’il serait impossible d’expliquer autrement la prodigieuse habileté qui éclate dans ses œuvres. Si je négligeais d’examiner les épreuves de toute nature auxquelles il s’est résigné avant d’aborder la conception et l’exécution d’une œuvre originale, son talent ne serait plus qu’un effet sans cause, ou du moins l’admiration, qu’on ne pourrait lui refuser, ne s’adresserait pas aux facultés qui ont marqué sa place. On aurait tort, en effet, de croire que Géricault soit un talent spontané. Une telle pensée serait accueillie avec un profond étonnement par tous ceux qui ont assisté à ses travaux. Malgré sa mort prématurée malgré les distractions du monde, malgré les plaisirs qu’il poursuivait avec ardeur, Géricault a trouvé le temps d acquérir ; à la sueur de son front, une science consommée. Il n’a jamais conçu l’orgueilleuse pensée de se placer directement en face de la nature et de lutter avec elle avant d’avoir consulté à plusieurs reprises les artistes éminens qui avaient entrepris la même tâche. Ce n’est pas là, quoi que puissent dire les novateurs de nos jours, une preuve de faiblesse, mais une preuve de bon sens. Géricault n’acceptait pas la tradition, il n’entendait pas la suivre docilement, comme une loi soustraite désormais à toute discussion. Cependant,