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Tout homme qui prend au sérieux l’expression de sa pensée rêve toujours quelque chose de mieux que la tâche accomplie. Il imagine pour sa fantaisie une forme plus pure et plus précise, une révélation plus nette et plus éclatante, et doit chercher dans les conseils de ses aïeux en génie un secours que l’étude solitaire ne lui donnerait pas.

Arrivé en Italie, Géricault n’avait que l’embarras du choix ; les modèles ne lui manquaient pas depuis la grace de Raphaël jusqu’à la science de Michel-Ange, depuis l’ingénieuse élégance d’Annibal Carrache jusqu’à l’énergie parfois un peu sauvage du Dominiquin, les œuvres les plus éclatantes, les plus variées, sollicitaient son attention et sa sympathie ; mais, en Italie même, Géricault, instrument prédestiné d’une réaction violente contre l’école académique, devait demeurer fidèle aux premiers instincts de son adolescence, aux premières volontés de son âge viril. Les chambres du Vatican, la chapelle Sixtine, malgré les prodiges de puissance et de génie qu’elles nous révèlent, n’avaient pas de quoi le séduire et le métamorphoser. Ce qu’il poursuivait, ce qu’il rêvait, c’était la réalité, opposée aux formes conventionnelles, aux lignes préconçues enseignées par David et par ses élèves. Or, ni l’École d’Athènes, ni le Jugement dernier, ni la voûte de la chapelle Sixtine ne pouvaient contenter cette soif ardente de réalité. Il y a certainement dans l’École d’Athènes et dans le Jugement dernier tout ce qu’il faut pour enseigner à une intelligence docile les secrets les plus mystérieux de la peinture. Essayer de le démontrer serait tout simplement ressasser un lieu commun. Cependant, pour ceux qui comprennent le sens vrai le sens complet du mot réalité, il est hors de doute que la trace de Raphaël et la science de Michel-Ange ne sont pas la réalité même. Raphaël par l’harmonie linéaire, Michel-Ange par l’interprétation des formes, se sont élevés bien au-dessus de la réalité, car ils avaient compris la mission de la peinture dans toute son étendue, et ne la réduisaient pas à la pure imitation. Géricault, s’il eût vécu plus long-temps, n’eût pas manqué sans doute de la comprendre avec la même netteté, la même précision. Obligé par le bon sens, par l’évidence de réagir, contre l’éducation, qu’il avait reçue, il devait naturellement négliger le but définitif de son art pour n’envisager que le but immédiat, ou plutôt le moyen, confondu trop souvent par l’ignorance avec le but même de la peinture. Géricault ne méconnaissait pas la différence profonde qui sépare le moyen et le but ; mais, tout entier au désir de substituer la réalité à la convention, il ne pouvait embrasser d’un seul regard toutes les parties de sa tâche et ajournait ce qu’il semblait ignorer. Pour ceux qui ont vécu à Rome pendant quelques mois, l’embarras de Géricault est facile à comprendre : chacun trouve en effet dans cette ville sans rivale l’incarnation de la beauté qu’il a rêvée. Je regrette que Géricault n’ait pas laissé le journal de ses impressions quotidiennes ; il serait curieux de