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dans sa petite troupe trouvant monstrueux que Santana prétendit se faire tuer tout seul. Au moment où elle vit se déployer à l’horizon les immenses lignes noires, cette microscopique armée avait triplé, et Santana comptait déjà d’un regard rassuré autour de lui près de deux cents hommes. Ce n’était pas assez pour faire des folies, mais c’était assez pour tenter d’arrêter les Haïtiens, car Soulouque, non content d’avoir perdu dix jours à Azua à attendre des vivres, avait négligé de s’emparer de la dernière chaîne de montagnes qui le séparait de Santo-Domingo.

Profitant toutefois du moment où Santana était allé fortifier un autre point, les Haïtiens parvinrent à occuper (non sans avoir perdu cent cinquante hommes) un défilé fort important appelé le Numéro ; mais dès le lendemain Santana était en face d’eux, et la nouvelle de sa réapparition s’étant, dans l’intervalle, répandue parmi les fuyards, son armée s’élevait au bout de deux jours à sept ou huit cents hommes, qui, embusqués dans des broussailles ou derrière d’énormes billes d’acajou, tuaient un à un les noirs que la soif attirait vers la rivière d’Ocoa[1]. Il n’y avait pas d’autre cours d’eau dans le voisinage ; mais soit que le nom de Santana eût déjà produit son effet habituel, soit que l’audace des Dominicains lui parût cacher un piège, l’armée haïtienne endura sans bouger, durant soixante heures, cette atroce privation ; les chevaux tombaient comme foudroyés ; les hommes, après avoir inutilement creusé des puits énormes, se voyaient réduits à broyer entre leurs dents des tiges à moitié calcinées de cactus pour en extraire un reste d’humidité qui trompât leur souffrance. À la fin, la souffrance l’emporta, et Soulouque se décida à tenter le passage. Ses dispositions étaient d’ailleurs si bien prises, qu’en quelques minutes la petite armée dominicaine allait être emprisonnée dans un feu demi-circulaire d’artillerie et de mousqueterie ; mais Santana, devinant le mouvement, se hâta de le déjouer en prenant l’offensive. S’il est beau de sauver son pays, ce n’est pas une raison pour le ruiner, et il fut décidé que chaque Dominicain ne brûlerait qu’une cartouche.

Les Haïtiens étaient fortifiés dans une position presque inaccessible et couverts par cinq canons qui, pendant une demi-heure, vomirent la mitraille sur les assaillans. Ceux-ci n’en souffrirent pas d’ailleurs beaucoup, car, dès qu’ils apercevaient la flamme, ils tombaient à plat ventre pour se relever aussitôt et continuer leur route en courant. Ils ne se décidèrent, de leur côté, à tirer qu’avec la certitude de ne pas gaspiller leur poudre, c’est-à-dire à bout portant. Cela fait, ils jetèrent

  1. Parfois aussi un Dominicain s’avançait ans armes jusqu’à l’avant-poste des ennemis pour les injurier et leur annoncer la présence de Santana. Quelques Haïtiens se ruaient aussitôt vers lui, mais pour tomber sous les balles d’autres Dominicains, cachés près de leur camarade.