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Pierrot pénétra sans coup férir jusqu’aux portes de Santiago, où il comptait recueillir en passant un facile butin, mais où l’attendait une épouvantable boucherie. La ville de Santiago était couverte, du côté par où venaient les dix mille hommes de Pierrot, par un fourré épineux de campêche, où l’on ne pouvait pénétrer que par trois sentiers. Quelques colons européens comprirent que le salut de la ville était là. Ces colons étaient trois Français : Imbert, planteur ; Pelletier de Saint-Fargeau, neveu conventionnel, et Perrin, ancien élève de l’école polytechnique[1] ; plus un Suisse, dont je regrette de ne pas savoir le nom.

Par leurs conseils et sous leur direction, une redoute fut improvisée au débouché de chacun des trois sentiers. À force de chercher, on déterra quelques vieux canons, tellement endommagés par la rouille, que le meilleur devait crever au second ou au troisième coup, et que les boulets de leur calibre n’y pouvaient plus pénétrer. On les monta, en guise d’affût, sur des supports immobiles en forme de X ; on les bourra, jusqu’à la gueule de pierres, ferrailles, boulets dépareillés, et le Suisse, ancien artilleur, se chargea courageusement de pointer ces malheureux canons, beaucoup moins redoutables pour les assiégeans que pour les assiégés. Les quelques habitans qui possédaient des fusils avaient été disposés en tirailleurs.

Les éclaireurs de l’armée de Pierrot débouchèrent par les sentiers dont je viens de parler : à mesure qu’ils se détachaient de ce cadre étroit, les balles dominicaines les clouaient sur place. Le Suisse voulut, par la même occasion, essayer ses canons, et ceux qui n’éclatèrent pas, hâtons-nous de le dire, firent merveille. Telle était la justesse de son tir, qu’il désignait d’avance et à coup sûr le but où il allait frapper. Tout autre que Pierrot eût compris la nécessité de ne pas s’engager plus avant dans ces défilés, où l’impossibilité de faire marcher cinq hommes de front anéantissait l’avantage du nombre, et de tourner le bois ; mais Pierrot ne se crut pas obligé à tant de façons vis-à-vis d’ennemis qui avaient mille fois moins de cartouches qu’il n’avait d’hommes, et il ordonna une attaque en masse.

L’armée noire s’avança donc au pas de charge par l’étranglement qui conduisait à chaque redoute, c’est-à-dire dans l’axe même du feu des batteries ; on devine le reste. « Ce n’est pas moi qui pointe, ce sont eux qui se pointent ! » disait le Suisse émerveillé, et chaque boulet, chaque éclat de mitraille mordaient des files entières, ne s’arrêtant dans leur œuvre de destruction qu’après s’être graduellement amortis sur cinquante poitrines. Dans l’intervalle des détonations, de longs tronçons saignans de l’armée noire parvenaient cependant à atteindre la partie

  1. Il n’en survit qu’un, M. Pelletier de Saint-Fargeau, aujourd’hui général dominicain et l’un des hommes les plus considérés du pays.