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l’Angleterre, et certaines de nos feuilles socialistes se sont beaucoup trop pressées de déclarer que l’Angleterre serait bientôt à feu et à sang, parce que M. Thornton Hunt rédige, un journal canoniste et que les ouvriers chartistes ont maltraité le général Haynau. Rien n’égale du reste la candeur et l’innocence de nos socialistes, qui s’imaginent avoir transporté en Angleterre des doctrines inconnues avant eux. Il y a long-temps que les doctrines socialistes existent en Angleterre, et nous ne voyons pas qu’elles y aient fait beaucoup de ravages ; on peut même dire qu’elles y ont fait comparativement beaucoup de bien. Là, Godwin a écrit : quel mal a-t-il fait ? Ses doctrines ont servi à faire contre-poids au système de Malthus et ont tenu la balance en équilibre. Robert Owen parle et s’agite depuis bien long-temps, à quels résultats est-il arrivé ? L’Angleterre a eu, elle aussi, ses femmes libres dans la personne de mistriss Wolftoncraft, et l’on ne voit pas que l’exemple ait été bien contagieux. Toute la littérature anglaise de ce siècle a une tendance plus ou moins démocratique. Que sont tous nos poètes socialistes en comparaison de Crabbe ? Rien n’égale la rudesse, la violence même de ses poésies. Jamais on n’a dépeint les douleurs du peuple d’une manière plus frappante et plus déchirante ; ce sont de vrais récits d’hôpitaux et de maisons d’aliénés que ses poèmes intitulés the Borough et Tales of the Parish. Que sont tous nos humanitaires en comparaison de Shelley ? Personne n’a exprimé en vers plus solennels et même plus religieux les aspirations incohérentes du XIXe siècle. Wordsworth, Coleridge et Southey, les inventeurs de la pantisocratie (pouvoir égal de tous), ont écrit des poésies que l’on pourrait qualifier de socialistes. Les joies et les douleurs du peuple ont été minutieusement décrites par Wordsworth ; elles revivent dans Michaël et dans le Vieux Vagabond ; les voiturins, les colporteurs, les meuniers, les bûcherons, tels sont les personnages ordinaires des poésies de Wordsworth. Les deux plus remarquables poètes de l’Angleterre actuelle, Thomas Hood et Alfred, Tennyson, ont une tendance démocratique très prononcée. Qui n’a lu le célèbre Chant de la Chemise ?

Quant aux prosateurs contemporains, romanciers, économistes, philosophes, tous partagent cette tendance. Tories, whigs, radicaux, free traders, protectionistes, luttent à l’envi ; Carlyle, Dickens, Disraëli, Bulwer, Warren, Thackeray, miss Martineau, tous séparés d’opinions politiques, se rencontrent sur ce terrain neutre, et s’accordent à exprimer la réalité des souffrances du peuple. Tous décrivent les enfers des manufactures, la détresse des populations agricoles, et malmènent sans ménagemens aucuns, et même quelquefois brutalement, les administrations des workhouses, des hôpitaux, des institutions de charité. Les héros des romans modernes sont des charity boys, des voleurs, des habitans futurs de Botany-Bay, des filles perdues. Les