Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 10.djvu/305

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et ces erreurs mêmes, ils les défendent avec tous leurs avantages et par les considérations les plus plausibles. Comparez de tels entretiens aux Soirées de Saint-Pétersbourg ; quelle différence, je ne dis pas même pour le fond, des idées, mais pour la mise en scène et l’attitude des personnages ! Ni le chevalier, ni le sénateur ne sont les adversaires du comte dans cette éloquente conversation des bords de la Néva ; ils ne font que lui donner la réplique et entretenir sa verve. Peut-on seulement se figurer M. de Maistre causant familièrement avec un athée de l’école hégélienne, comme M. de Waldheim avec Detlew, et essayant d’apaiser cette ame furieuse au lieu d’envenimer son mal ?

Cette impartialité si bienveillante n’est pas le seul mérite que j’aie à signaler ici, avant d’arriver aux détails de l’œuvre et d’y chercher la pensée tout entière de M. de Radowitz ; ce qui me frappe dans ce livre, à part toute appréciation du système de l’auteur, c’est la haute et lucide intelligence qu’il a montrée de la situation morale et philosophique de l’Europe. La révolution de février n’avait pas encore déchiré les voiles, M. de Radowitz écrivait ces charmantes et profondes scènes en 1846, au milieu de la plus complète sécurité, quand la sagesse d’un roi illustre semblait avoir vaincu pour long-temps l’esprit démagogique et assuré par là, la tranquillité du monde. Cependant tous les symptômes de dissolution, toutes les doctrines ténébreuses qui ont éclaté dans le délire de février, y sont notés et accusés avec une précision singulière. L’auteur a les yeux sur l’Allemagne et sur la France, et il les connaît toutes deux dans leurs misères les plus secrètes. En vain comptait-on, il y a cinq ans, sur la prudence consommée de Louis-Philippe et sur la paresse proverbiale du caractère allemand ; il sait que le danger est là, à Paris et à Berlin, dans l’action sourde, constante, infatigable, de la démagogie française et de l’athéisme hégélien. Ce n’est pas lui qui s’appliquerait le vers d’Athalie :

Je jouissais en paix du fruit de ma sagesse.


Il voit avec une sûreté merveilleuse ce que la confiance de l’Europe s’obstinait à rejeter dans l’ombre. Il attache de l’importance à des choses méprisées alors, et qui depuis février, en effet, ont réclamé notre attention à coups de fusil. Tel de nos démagogues dont la renommée sinistre n’a commencé qu’avec nos désastres serait surpris de savoir apprécié d’une manière vive et vraie dans un ouvrage qui date de 1846 : M. Proudhon y a sa place à côté de M. Feuerbach. Ainsi, d’un côté, bienveillance, parfaite dans la discussion, véritable pratique de la charité chrétienne ; de l’autre, intelligence précise de tous les élémens de désordre qui grondaient sous le calme apparent de l’Europe : tels sont les rares mérites que j’aime à signaler tout d’abord dans le livre de M. de Radowitz et qui lui impriment un caractère original.