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le mot de l’effroyable imprévoyance avec laquelle sa majesté noire épuise et gaspille, intérêts et principal, les dernières ressources du pays ? Je n’invente pas ces hypothèses : elles ont cours dans Haïti, et figurent, comme nous dirions ici, parmi les prévisions constitutionnelles du moment.

Voilà devant quel ennemi les Dominicains en sont réduits à défendre, avec des forces six fois moindres, que les siennes, un territoire trois fois plus étendu. Voilà dans quelle situation désespérée une poignée de braves gens trouvaient naguère au fond de leurs souvenirs assez d’instincts français pour demander à notre gouvernement seul une protection que les États-Unis et l’Angleterre leur offraient à l’envi. Un vieux scrupule de négrophilisme a jusqu’à ce jour neutralisé les sympathies de la France pour ce petit peuple : eh bien ! c’est à ce scrupule même que nous nous adresserions au besoin. Ce n’est qu’en mettant définitivement le holà aux projets d’invasion de Soulouque que nous pouvons désormais arrêter la nationalité noire sur la pente de sauvagerie où elle roule depuis trois ans. Une fois contraint de laisser les Dominicains en repos, Soulouque ne se préoccuperait plus de la complicité de terreur qu’il suppose exister entre les sang-mêlés de l’est et la classe éclairée de l’ouest ; il cesserait d’écraser celle-ci. Une fois contraint de renoncer à la tuerie et au pillage qu’il médite, il n’aurait plus besoin de sa bande de tueurs et ne compterait plus sur ce pillage pour les assouvir : devenus inutiles et dangereux, les piquets seraient traités à leur tour en suspects ; l’anéantissement de l’élément sauvage viendrait coïncider avec la réhabilitation de l’élément civilisateur. Par la paix cesserait enfin cet épouvantable désordre financier qui a la guerre pour prétexte et la perspective du butin pour encouragement. Mais je ne veux pas chercher ailleurs que chez les Dominicains eux-mêmes le motif déterminant de l’intervention de la France. Nous essaierons de les faire entièrement connaître, eux et leurs deux chefs : — Baez, noble et fine intelligence ; Santana, cette honnête et rude figure de pâtre regrettant ses boeufs, et qui sort tout simplement du bloc où l’histoire, en ses jours de verve, taille les statues de héros. Puis nous laisserons au sentiment public à décider s’il est temps d’accorder un regard à la touchante obstination de cette petite république, qui, après chaque miracle de patience et de courage, nous demande avec une naïve hésitation si elle n’a pas encore assez fait pour devenir française et qui, en attendant qu’on daigne lui répondre, se bat à l’arme blanche par économie.


GUSTAVE D'ALAUX.