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Haïtiens les blancs, tant Français qu’Espagnols, qui voudraient continuer à résider dans le pays comme propriétaires[1], soit en confisquant les biens des propriétaires absens qui ne viendraient pas faire valoir leurs droits dans un délai d’un an, prorogé de quatre mois pour sauver l’hypocrisie des formes, soit en exigeant enfin la présentation des titres de propriété dans un pays où la propriété ne reposait souvent que sur la tradition orale. Si quelque blanc protestait, il était persécuté, emprisonné, parfois même fusillé, et le découragement ou la terreur chassaient de jour en jour le peu de familles considérables qui étaient parvenues à éluder le bannissement déguisé dont ces iniquités fiscales frappaient la race européenne. Avec elle disparaissaient de jour en jour du sol « les talens ; les richesses, le commerce, l’agriculture[2]. » En peu d’années, les énormes accumulations de numéraire que les sobres descendans des premiers colons laissaient s’entasser de génération en génération dans leurs coffres avaient disparu, et l’invasion du papier-monnaie haïtien avait achevé de paralyser la faible circulation commerciale qu’entretenaient les lents déplacemens de ce numéraire. Les routes créées par Ferrand n’étaient plus viables, et, par la désertion graduelle des pavillons étrangers, la production agricole était presque descendue au niveau de la consommation intérieure. La vieille université de Santo-Domingo, qui appelait naguère à elle la jeunesse espagnole des îles et du continent voisins, n’ouvrait même plus ses salles vides à la jeunesse du pays, condamnée au maigre brouet intellectuel d’un budget de l’instruction publique qui s’élevait, pour la république entière, à quinze mille francs. Il n’était pas jusqu’aux restes architecturaux de l’ancienne magnificence castillane qui, par un effrayant symbole, ne se fussent écroulés sous ce souffle de barbarie.

Boyer ne laissait même pas aux Dominicains le bénéfice de l’état de barbarie. Les deux grandes ressources de toute organisation sociale imparfaite, — l’élève des bestiaux qui, dans ce climat privilégié, sur cet immense sol presque vierge, n’exige ni argent, ni soins, — la coupe des bois précieux, travail qui porte avec lui sa rémunération immédiate, n’échappèrent pas plus que le reste à l’avidité besoigneuse du gouvernement de Port-au-Prince. Les vastes terrains concédés aux premiers

  1. Les blancs qui ne voulaient pas renier leur nationalité et prêter serment à Boyer avaient, il est vrai, la faculté de vendre leurs terres ; mais un système qui repoussait les blancs établis dans l’est repoussait à plus forte raison l’immigration européenne, qui seule eût pu leur fournir des acquéreurs, les gens du pays possédant cent fois plus de temps qu’ils n’en pouvaient cultiver. Cette faculté n’était donc que dérisoire.
  2. Manifeste des insurgés dominicains. — A la chute de Boyer, le chiffre de la population de l’est, qui, vingt ans auparavant ; s’élevait à environ 125,000 ames, se trouvait réduit à environ 85,000 ames.